Débat sur Brut : le numérique, un progrès qui nous rend vraiment plus heureux ?

Source : Chaine YouTube de Brut

Le media Brut a inauguré le 12 mai 2021 un nouveau format de débat en ligne, avec Cédric O, secrétaire d’Etat chargé de la transition numérique et des communications électroniques et François Ruffin, journaliste et député de la Somme, siégeant au sein du groupe La France Insoumise.

Le thème retenu faisait suite à un échange entre les deux personnalités politiques sur les réseaux sociaux, où François Ruffin, reprenant les termes de son ouvrage « Leur progrès et le nôtre » (Seuil, 2021), invitait à un « débat en vrai » sur la transition numérique.

Une question pas tout à fait nouvelle

La question de notre rapport au progrès n’est pas nouvelle, puisque les débats sur le nucléaire, la production d’énergie en général, les OGM, l’industrialisation ont animé non seulement la pensée académique mais aussi les débats publics de manière contemporaine (ainsi que les copies de philosophie en Terminale). L’informatique a aussi provoqué sa part de débats, mais de manière bien moins polémique et vive que d’autres applications technologiques. Les raisons ne seront pas à nouveau développées ici[1], mais l’on voit bien que dans les discours publics la question de l’opportunité du recours à l’informatique et à internet a fait l’objet d’un relatif consensus sociétal en considérant ces développements comme un progrès pour les individus.

Toutefois, la recomposition des modalités de diffusion de l’information avec les réseaux sociaux, la réintroduction du terme « intelligence artificielle » (IA), avec la généralisation de l’application de certaines formes d’algorithmes d’apprentissage automatique (machine learning), le déploiement de la 5ème génération de réseau mobile (5G) sont quelques-uns des sujets qui ont conduit à réactiver une pensée critique. La caractéristique commune à ces innovations tient au support (l’informatique) et à l’accélération voulue par les pouvoirs publics pour la diffusion et l’adoption de ce qui est maintenant convenu d’appeler de manière indistincte le « numérique ». 

Le débat diffusé sur Brut présente au moins trois intérêts. Celui tout d’abord d’une politisation de cette question après des décennies de consensus entre la droite et la gauche. François Ruffin réintroduit ici la question, tout à fait légitime, de l’opportunité d’usage en se posant une simple question méritant débat public : où cette accélération nous mène ? Le deuxième intérêt est de rendre sensible, par le débat, les arguments mobilisant aujourd’hui une vigoureuse action publique dans le domaine. Le secrétaire d’État Cédric O en liste un certain nombre lors de son intervention et l’on comprend bien que l’outillage technologique porte naturellement un projet politique. Le dernier intérêt est de nous révéler la grande difficulté, pour chacun des protagonistes, d’administrer la question posée autrement que par leur propre « logiciel » idéologique. 

Des interventions développant le logiciel idéologique des contradicteurs

Ainsi François Ruffin, après avoir relativement bien posé le constat de l’emballement de notre société à adopter des applications numériques sans réel recul sur leur portée, revient à la problématique des rapports de classe. Il théorise même une réflexion assez intéressante, en partant du fait que nombre d’entrepreneurs de la Silicon Valley, dont Steve Jobs et Bill Gates, avaient contrôlé assez fermement l’usage de leurs enfants d’écrans, en privilégiant des méthodes d’apprentissage bien humaines. François Ruffin voit dès maintenant, une inversion de l’imaginaire réservant les technologies avancées aux plus aisés : les classes les plus pauvres, qui ont le plus recours à des services publics, vont être le plus confrontés à la dématérialisation et les classes les plus aisées auront les moyens de recourir à des services humanisés, les rapports automatisés étant réduits au strict minimum (comme les impôts).

Cédric O mobilise en retour un discours libéral, aux forts accents libertariens, d’autonomie des individus et d’absence d’interventionnisme de l’État sur les usages. Il écarte très rapidement la proposition de François Ruffin portant sur un « plafond de consommation numérique » en rappelant que sa mise en œuvre serait probablement liberticide (comment faire le tri entre les usages sans une politique de surveillance généralisée ?) et le secrétaire d’État répond à la question de la pertinence de la notion de progrès par des exemples concrets d’usages bénéfiques, susceptibles de réaliser des économies d’énergie ou d’améliorer la qualité du service public. Cédric O a cité à plusieurs reprises l’initiative des Maisons France Service où près de 8000 agents (dont 4000 en cours de recrutement) auront la charge de former et de faciliter l’accès des populations aux services en ligne et combler la fracture numérique. Enfin, la 5G est présentée par Cédric O comme la solution pour lutter contre la saturation des réseaux actuels ; il lie de plus le début du déploiement de la « réelle » 5G 26 Ghz à l’issue de l’élection présidentielle. Il estime que durant les élections présidentielles en 2022, les citoyens auront l’occasion de choisir le modèle de société qu’ils veulent.

L’un et l’autre paraissent se retrouver sur l’idée de l’intérêt d’un débat démocratique et sur l’éducation des individus, espérant ainsi mobiliser à leur avantage l’opinion publique. François Ruffin entend ralentir et prendre le temps de trier dans les usages. Cédric O estime que ces discours sont des « débats de bobo-urbain la plupart du temps ». Pour lui, poser ces questions n’apportent pas de réponses aux enjeux auxquels la France est confrontée et insiste sur le fait que l’on ne peut faire des référendum tous les deux mois. Il rappelle qu’il faut du temps pour développer des politiques et que les gens semblaient finalement très contents avec des élections présidentielles tous les 7 ans, sans chaines d’information continue.

Des tribunes moins qu’un débat

Sans surprise, ce débat n’aura finalement offert qu’une tribune à chacun des invités. François Ruffin a répété l’essentiel des arguments de son livre, sans jamais parvenir à se départir de sa grille de lecture politique et mettre le secrétaire d’État en difficulté. Il rappelle avec justesse que certains progrès sociaux ont été réalisés à l’encontre de l’opinion dominante (travail des enfants, congés payés) mais peine à convaincre avec sa proposition de « plafond de consommation numérique ». Cédric O, quant à lui, est parvenu assez facilement à placer son débatteur face à certaines de ses apparentes contradictions (notamment avec sa forte présence sur les réseaux sociaux), mais a construit son échange sur une association surprenante : une palette classique d’arguments libertariens hérités de la pensée de Robert Nozick (le gâteau social à se partager) teintés d’un imaginaire emprunté à un idéal industriel français gaullien (dont le récit se serait perdu dans les années 90/2000 lors de la croissance de la bulle « internet »). Il en ressort un certain manque de clarté, avec des réponses qui ne traitent pas du fond des questions pertinentes soulevées par François Ruffin : où va-t-on ? ne sommes-nous pas en train de créer des besoins pour alimenter une industrie et une économie, au détriment de notre environnement ? Comment réconcilier progrès technologique et progrès humain ? Les pétitions de principe s’enchaînent même parfois de part et d’autre, en invitant les journalistes de Brut à vérifier tel ou tel point, mais le spectateur restera, au final, accroché à ses convictions initiales sans trouver une source de réflexion étayée. 

Ce débat est donc extrêmement typique de la manière dont les technologies, et le sujet numérique, sont traitées. La conviction qu’il faut accélérer la constitution d’un double numérique de notre environnement physique n’est jamais interrogée sous l’angle du système que cela compose. Car finalement, n’est-ce pas en laissant des angles morts, de manière volontaire, que l’on protègera efficacement nos libertés ? Interdire l’interconnexion des systèmes était pourtant aux fondements de la loi informatique et libertés : l’open data, l’extension sans cesse accrue de la collecte de données et leur traitement indistinct ne semble pas du tout inquiéter les décideurs publics, comme le démontre encore ce débat où les droits de l’homme ont été cités une fois… par Cédric O pour rappeler en conclusion que la France était la patrie de ces droits fondamentaux mais sans réellement se saisir de la substance. De même, la critique de fond de la technique, esquissée de manière pertinente par François Ruffin, le conduit à des propositions de justice sociale propres à sa famille politique et produit des propositions maladroites (plafonner la consommation) au lieu de chercher de l’inspiration dans la riche production académique en la matière.

La question posée dans le titre du débat ne trouve donc pas de réponse, les échanges n’ayant pas permis de donner la hauteur nécessaire, de se départir des positions de principe et d’entrer dans le fond des enjeux posés par la transformation numérique. Les applications numériques ne sont pas en effet un simple outillage mais interprètent notre monde dans un filtre mathématique et statistiques, dont l’on connaît les limites quand il s’agit de traiter de phénomènes sociaux notamment[2]. La question de l’opportunité vient bien entendu ensuite, mais, avant tout débat, il semble important de pouvoir se fonder sur une information objectivant les capacités de ces systèmes. 

Des enjeux d’une toute autre échelle

Cette situation n’a, encore une fois, rien d’original dans notre histoire. La statistique, par exemple, a connu les mêmes controverses au XIXe siècle lorsque les prétentions d’Adolphe Quételet, consistant à imposer la moyenne comme une norme dans sa « physique sociale », ont été critiquées par Auguste Comte et son approche positiviste. La discipline statistique, créé pour des besoins d’administration des territoires, a trouvé ainsi dans la contradiction les moyens de son évolution, de sa maturité et ses points d’équilibre. Les opportunités vertigineuses des diverses applications numériques ne sont qu’un prolongement de cette dynamique de quantification du monde, mais les questions qui se posent aujourd’hui relèvent d’une toute autre échelle. Une échelle mondiale, tant géographique que géopolitique, bien entendu, Cédric O évoquant à juste titre la valeur d’applications numériques allant aux États-Unis ou en Chine. Mais, plus essentiellement, une échelle tenant à la gouvernementalité et à la manière d’administrer les affaires humaines. 

Le secrétaire d’État au numérique a bien cité les travaux de Cathy O’Neil dans son intervention mais n’a pas semblé en tirer la substance en ce qui concerne la mathématisation des rapports entre les individus dans la déclinaison des politiques publiques volontaristes qu’il conduit. François Ruffin ignore également tout ce pan, pourtant essentiel, dans sa critique du progrès. La primauté du droit est pourtant le fondement de nos sociétés contemporaines et il serait salutaire qu’un consensus se dégage dans nos sociétés démocratiques pour encadrer strictement les conditions d’intervention d’algorithmes pour la prise de décision, voire les bannir comme pour l’évaluation des risques de récidive.

Les conditions du bonheur sont bien subjectives et l’on ne pouvait attendre raisonnablement de ce débat qu’il en éclaire les raisons. Une meilleure compréhension de l’ambivalence d’une société numérique mérite toutefois mieux que des oppositions entre bienfaits et risques ou entre logique de marché ou meilleure répartition des richesses. Sans prétendre tous nous ériger en experts ayant une opinion sur tout, les débats ne progresseront qu’en nous éduquant collectivement sur la question numérique afin d’en définir les conditions exactes de sa généralisation.


[1] Y. Meneceur, La critique de la technique : clé du développement de l’intelligence artificielle ?, Les Temps Électriques, septembre 2020 – Accessible sur : https://lestempselectriques.net/Critique_de_la_technique.pdf – Consulté le 16 mai 2021

[2] P. Jensen, Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équation, Seuil, 2018.

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