La mécanique addictive des réseaux sociaux

Du totalitarisme du lien numérique

Twitter, Facebook, Tumblr, Instagram, Pinterest, Flickr, Google+, YouTube, Foursquare … Jamais nous n’avons eu autant d’opportunité de tisser des liens et d’être informé dans des temps aussi courts.

Plus de deux milliard d’utilisateurs actifs revendiqués par Facebook en 2018 dont 33 millions en France, 330 millions pour Twitter dont 15,6 sur le territoire national, 800 millions pour Instagram dont 16 millions de français : les médias sociaux ont drainés une population totalement hétérogène et se sont totalement déployés bien au-delà de la population des technophiles… dont le monde des juristes.

A l’évidence, une telle facilité de mise en relation étend les champs du possible. L’information devient mondiale et immédiatement disponible sans frein et les gouvernements ont bien du mal à la filtrer. Ces outils font tomber les masques des classes sociales, mettent en relation des corps de métiers différents ou antagonistes, révèlent des facettes inédites de chaque personnalité. Une quasi franc-maçonnerie à la cooptation simple, ouverte et publique.

Une telle agrégation d’informations génère toutefois de nouveaux risques, tels que la surexposition de sa vie personnelle ou professionnelle ou des atteintes flagrantes à la protection de sa vie privée… Il y a quelques années, la dénonciation par un journaliste de magistrats ayant commenté une audience pénale via Twitter illustre les dangers de la possible confusion entre les sphères publique et privée induite par ces dispositifs immatériels. Jamais ces professionnels n’auraient formulés de telles remarques avec un mégaphone dans un amphithéâtre plein à craquer. Quant au journaliste, il a peut-être lui-même donné substance et publicité à des propos qui auraient pu rester cloisonnés  aux seuls « followers » des magistrats, noyés dans l’océan des millions de tweets.

Dans un autre registre, l’affaire Cambridge Analytica, révélant les tentatives d’influence sur l’opinion lors d’élections à l’aide de données collectées sur Facebook ou l’amende prononcée par la CNIL à l’encontre de Google (et la réticence de ces derniers à exécuter la décision administrative) démontrent à quel point ces sociétés s’affranchissent des contraintes légales de protection des données dans l’objectif de réaliser des profits. Dans ce contexte, leur « Don’t be evil » paraît bien incantatoire.

Ces limites ne sont guère surprenantes. Le vent libertaire des pionniers de l’internet a cédé la place à la recherche de profits financiers substantiels. Profits générés si nécessaire en perfectionnant des fonctionnalités de plus en plus addictives afin de fidéliser une audience et transformer les individus en objets marchands.

1/ La mise en scène numérique d’un individu idéalisé

La construction de sa personnalité numérique est le premier acte de tout acteur de réseau social : choix méticuleux du pseudonyme, de l’image de présentation (PP ou Profil Picture), de la biographie. D’emblée, l’utilisateur est conduit à se mettre en scène, à se définir, comme tout produit marketing, et à se vendre.

Ainsi défini en véritable « marque », il va élaborer progressivement un contenu ad hoc pour accroître son audience (« followers », « amis », « abonnés ») et les interactions positives avec elle (« likes », « favoris », …). La mécanique ainsi constituée va alimenter l’ego de l’intéressé en le présentant comme de plus en plus populaire, donc digne d’intérêt.

Cette véritable réification porte en elle les germes de la déception pour des personnalités qui ont déjà une faible estime d’elle-même ou un besoin important d’attention. La construction d’une personnalité numérique gomme en effet les défauts connus (ou supposés), pour tendre à une image idéalisée. Cette démarche ne tend pas à produire une image lisse : le contenu produit par l’utilisateur pourra être provoquant, caustique, cynique… L’objectif consiste plutôt à créer un costume numérique à l’image du rôle que l’on souhaite tenir dans un monde a priori vierge de préjugés.

Cet univers n’est évidemment pas à l’abri de toute la palette des comportements et sentiments humains. L’instantanéité et la portée de la diffusion démultiplient les interactions et leurs conséquences : violence verbale, vulgarité, jalousie, superficialité avec des liens qui se nouent ou se dénouent le temps de l’appui sur le bouton d’une souris, le plus souvent abrité par l’anonymat de son pseudonyme.

L’investissement des plus talentueux / chanceux / opportunistes / déjà connus trouvera un écho auprès de relais à forts potentiels de démultiplication (journalistes, pairs déjà reconnus dans le milieu)… La majorité des autres restera noyée dans le magma binaire de petits cercles de connaissances et leur déception primera s’ils étaient à la recherche dans ces réseaux d’une source d’alimentation pour leur ego. Une déception au moins proportionnelle à l’investissement consenti.

2/ Les réseaux sociaux, un miroir déformant et uniformisant

Les acteurs réguliers des réseaux sociaux ne pourront contester avoir eu une certaine satisfaction à voir croître le nombre d’individus en lien avec le contenu produit. Qu’il s’agisse de commenter en direct une émission de télé-réalité ou de poster des photos d’animaux (les chatons restent une valeur sûre d’internet), les chances d’interaction augmentent en investissant des lieux communs.

Ces mêmes acteurs vous diront combien ils ont pu être déçu lorsque la publication de certains contenus leur ont fait perdre de l’audience, à la suite de publications plus polémiques, plus personnelles ou d’un cliché raté.

Comme toute marchandise, la personnalité numérique se meurt si elle ne se renouvelle pas. Les contacts se lassent de contenus trop similaires et deviennent progressivement indifférents. De plus, le temps sur les réseaux sociaux est si court que les textes, photos ou vidéos sont avalées dans l’océan des « timelines » en quelques secondes. Le paradigme moderne deviendrait presque « Je suis liké donc je suis » auquel lui répondrait le « Unfollowé, je ne suis plus ».

Un constat paradoxal en découle : l’uniformisation du récit de nos vies (une timeline en support de la description des trajets de vie) ou de nos images (images génériques avec les mêmes filtres1) rend difficile toute singularisation et conduit à une perte inéluctable d’intérêt.

Face à cette situation, certains arrivent même à mettre en scène leur propre fin numérique déçus de ne pas avoir trouvé avec ces outils reconnaissance ou attention durables. La mécanique est assez finalement assez simpliste et se retrouve chez certaines personnalités en construction (adolescents) ou en voie de dépression. L’objectif est de provoquer parmi le cercle de contacts réguliers des témoignages de reconnaissances, qui réamorcent progressivement la dose d’ego vidée par l’indifférence progressive et réassurent.

Dans ces cas la frénésie de contact, la sociabilité à l’extrême revient au final à remplir un vide avec peu de choses, à s’étourdir et à perdre le contact avec la réalité : les amis dans la poche avec le smartphone deviennent plus importants que la famille ou l’environnement réel et le cycle de vie numérique (voir ci-dessous) produit une stratégie permanente d’échec.

La fréquence du changement de photographie de profil est également un indicateur intéressant de la détresse sociale numérique. Car, comme le logotype d’une marque, la « PP » doit accrocher et synthétiser la personnalité cachée derrière ces quelques pixels. Mais pour vendre quoi au juste ?

Il convient en effet de se demander à qui profite réellement cette masse de matière non structurée gérée par des moyens informatiques considérables… Les médias sociaux sont des vecteurs évidents de développement pour des entreprises souhaitant capter l’attention d’une population jeune, urbaine, souvent dotée de moyens financiers satisfaisants. Mais les réels bénéficiaires sont les créateurs mêmes des réseaux sociaux.

3/ Les gagnants : les créateurs des réseaux qui font commerce de notre personnalité numérique

« Si c’est gratuit, vous êtes le produit »2. Cette citation – pourtant connue – n’a finalement éveillé aucune réaction de masse. Comme si le totalitarisme embarqué par les nouvelles technologies était neutralisé par les bénéfices déjà évoqués.

Comme si la facilitation de contacts entre individus était susceptible de justifier un profilage, un fichage sans précédent par des entreprises à but lucratif.

Que concédons-nous ainsi à ces individus en leur confiant une masse insoupçonnée de données – même sous pseudonyme (qui se révèle souvent vain avec les croisements sophistiqués issus de l’intelligence artificielle) ?

Ni plus ni moins qu’une forme abstraite de notre personnalité, une forme certes dématérialisée (et qui n’aliène donc pas directement notre liberté d’aller et venir) mais une forme susceptible d’avoir un impact très concret.

Quand les assureurs croiseront leurs données avec ces réseaux dans un pays où l’informatique et les libertés ne sont jamais questionnées et que l’on vous refusera un emprunt pour des raisons obscures, quand vous ne serez pas retenus pour un emploi sur le fondement de raisons a priori objectives et en réalité très subjectives, il sera bien tard. Les profils « à risque », subversifs (ou jugés comme tels) seront mis au banc d’une société transparente… Car si vous n’avez rien à cacher, pourquoi devriez-vous craindre une totale transparence ?

Et pire ! L’homme numérique se pense « libre d’interagir, dégagé des limitations du monde physique ». Il se trouve en réalité contraint d’être toujours connecté pour « rester dans la course et maîtriser un réel qui lui échappe »3.

Le pire des totalitarismes se met donc en place : une masse consentante à une surveillance globale et permanente.


Aller plus loin ?

Retrouvez l’entretien avec Guillaume Didier au sujet des réseaux sociaux sur le podcast  des temps électriques, disponible sur Amicus Radio.


Notes

1 « Instagram : et la photo dans tout ça ? » – LesInrockuptibles, Jean-Max Colard, 26 juin 2013
Voir la vidéo d’Adesiasprod – http://adesias.fr
Quatrième de couverture de « L’emprise numérique, Comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies » – Cédric Biagini – éditions l’Echappée