Corps présent ?
Invité : Christian Licoppe, Professeur de Sociologie des Technologies d’Information et de Communication à Telecom Paris Tech
« Je plaide corps présent ». Celle délicieuse formule indiquant qu’en présence de son client dans la salle d’audience l’avocat envisage de développer largement ses conclusions pour justifier ses honoraires, est-elle appelée à disparaître dans les limbes de l’archéologie judiciaire ?
La visioconférence a en effet fait irruption dans les salles d’audience dès la fin des années 90 pour être « déployée » comme l’on dit aujourd’hui largement dans tous les tribunaux.
Mais quel bilan en dresser à ce stade ? Quelles évolutions en attendre avec la banalisation des moyens de communication vidéo (je pense bien entendu à Skype, Facetime et toutes ces applications embarquées dans nos smartphones qui nous donnent un réel sentiment d’ubiquité) ?
Un récent rapport de l’Institut Montaigne dresse par le menu un ensemble de recommandations pour faire entrer les tribunaux dans l’ère numérique ou, plus exactement, adapter le service public offert à l’actuelle demande en justice… et l’une des premières de ces recommandations invite à recourir à des procédures numérisés ou des échanges vidéos pour un certain nombre de litiges qui seraient adaptés à ce mode de traitement.
Mais s’adresse-t-on de la même manière à un écran qu’à un être humain ? L’architecture des tribunaux et des salles d’audience, qui ne doit rien au hasard, peut-elle transposable (avec le rituel attaché) à un univers dématérialisé.
Car le procès reste la rencontre particulière d’un temps et d’un lieu donnés. Evidemment cet outil technologique promet de ne créer qu’un seul espace-temps en connectant deux lieux hétérogènes, mais ces lieux continuent à compter pour chacun des acteurs du procès.
Dans un procès classique, le rituel se joue comme une mise en scène théâtrale, invitant tous les acteurs à en adopter les codes. Créer de l’ordre à partir du désordre au travers d’un rite s’imposant à tous, tel est l’objectif de l’audience.
Or, Antoine Garapon rappelait dans « Bien juger » que « La justice est souvent réduite au droit, c’est-à-dire à du texte, est présentée amputée d’une partie d’elle- même. ». Le recours à la visioconférence ne procéderait-il pas de la seule exigence pratique (je n’ai pas dit productiviste) réduisant la rencontre judiciaire à un rendez-vous comme un autre. Voire à un simple échange dématérialisé sur chat judiciaire.
L’autre réflexion a trait à la sémantique de l’image. Les recrutements à l’école nationale des greffes ne requièrent pas (encore) de disposer d’une formation de cadreur ou de réalisateur. Et pourtant… un cadrage n’en vaut pas un autre, la mise en scène emporte du sens. Car l’enjeu n’est pas esthétique mais tient à la neutralité de la transposition de l’image. Une lumière dure sur un visage émacié fera ressortir la dureté d’un individu ; que pourra en penser un jury qui ne verrait plus l’expression corporelle entière ?
On le voit : on ne se trouve pas face à un simple outillage commode pour offrir un nouveau service. On transforme l’acte même de juger.