Réseaux sociaux et professions du droit
Invité : Guillaume Didier, directeur conseil en communication, magistrat en disponibilité et ancien porte-parole du ministère de la justice.
Plus de deux milliard d’utilisateurs actifs revendiqués par Facebook en 2018 dont 33 millions en France, 330 millions pour Twitter dont 15,6 sur le territoire national, 800 millions pour Instagram dont 16 millions de français : les médias sociaux ont drainés une population de totalement hétérogène et se sont totalement déployés bien au-delà de la population des technophiles… dont le monde des juristes.
Avocats, policiers, gendarmes, magistrats, huissiers, notaires se rencontrent de manière active maintenant depuis plusieurs années, anonymes ou non, et partagent entre eux avec le reste de la « société civile » (dont des journalistes spécialisés en matière judiciaire) sur tout… et rien à la fois.
Car, à n’en pas douter, il y a quelque chose d’extraordinaire dans ce qui s’opère tous les jours dans ce joyeux bazar. Le masque social tombe, évidemment plus pour les anonymes, au profit de l’humain, qui se révèle dans ce qu’il peut y avoir d’anecdotique. Les grands thèmes de débat se révèlent (quel rôle de l’avocat en garde en vue par exemple) dans des échanges cabotins et se croisent avec du banal, du quotidien, qui rappelle que derrière cette mécanique judiciaire il y a surtout des femmes et des hommes, en charge d’une mission extraordinaire, dans son sens étymologique.
Par moment, et toutes proportions gardées, on croirait même s’opérer le même mélange d’idées idéalisé par les francs-maçons. Peu importe l’étiquette sociale, ce qui compte c’est la volonté commune de progrès et le sentiment d’exécuter une mission commune, pour l’intérêt général.
Cette description idéalisée est naturellement immédiatement à confronter aux les limites de l’exercice dont certains ont fait amèrement l’expérience.
La première limite évidente et identifiable est la liberté d’expression qui se confronte aux devoirs de réserve des différentes professions. Peut-on réellement commenter tout et faire part d’un avis bien subjectif sans engager sa profession ? Dans un registre plus trivial, qui oserait déclamer dans un amphithéâtre plein à craquer de centaines de personnes que l’on connaît à peine (voire pas du tout) sa satisfaction d’être enfin vendredi en lâchant un « Thanks God it’s Friday », accompagné d’une animation amusante sur un écran géant. Quel avocat censé, même anonyme, lâcherait une remarque sexiste pour provoquer son monde devant une salle de milliers de personnes ?
Twitter a connu un épisode assez douloureux il y a quelques années de cela avec deux magistrats lors d’une session d’assises, qui ont commenté en direct l’audience… Ces magistrats avaient acquis une bonne réputation dans le sillage d’autres figures comme Maître Eolas, pour leur capacité à humaniser leurs fonctions. Cette action de communication était d’ailleurs plutôt bienfaitrice dans une ambiance où Outreau pesait encore dans la représentation populaire des juges et des procureurs. Mais les commentaires de cette audience, captés par un journaliste dans la salle et bien d’autres leurs milliers d’abonnés, ont révélé ce que l’on peut s’échanger lors des discussions au comptoir du café du Palais… le CSM y a relevé un « manquement aux devoirs de dignité, de discrétion, de réserve et de prudence » et estimait que « l’invocation d’une pratique d’humour sur les réseaux sociaux pour justifier ces message est particulièrement inappropriée s’agissant d’une audience, en l’espèce de la cour d’assises ».
La deuxième limite est la mécanique addictive à l’œuvre avec les réseaux sociaux et participe peut-être à expliciter le dérapage que j’évoquais. Des études auraient démontré que la satisfaction de voir ses contenus « likés », « retweetés » provoquaient de véritables shoots de dopamine. Des chercheurs de l’Université de San Diego pensent commencer à pouvoir affirmer que les réseaux sociaux ont un effet sur le cerveau proche de certaines substances addictives, comme la cigarette. Ofir Turel, professeur en systèmes d’information à l’université de Californie, aurait ainsi prouvé que « l’usage excessif de Facebook est associé à des changements dans le circuit de la récompense ».
C’est un phénomène assez fascinant d’ailleurs que de voir tout le monde rechercher son quart d’heure de célébrité prophétisé par Warhol : chercher le bon mot, le trait d’esprit, pas nécessairement par égotisme mais surtout pris au jeu des échanges et de l’argumentation. Jeu qui s’envenime parfois et où les contrefeux à des remarques maladroites, de l’instant, prennent des proportions qui justifierait le lynchage immédiat de celui qui les aurait tenus. Ce véritable tribunal populaire et permanent est d’ailleurs la source de bien des désamours et de claquages de porte des réseaux sociaux. A l’addiction succède la déception.
Et l’on en vient à la troisième et dernière limite qui touche la communication institutionnelle. Communiquer sur de tels médias est aujourd’hui une profession. On ne peut s’y risquer sans en comprendre les règles spécifiques et les efforts de quelques juridictions à mieux expliquer leur quotidien se sont parfois heurtés à l’intransigeance des premiers occupants des lieux. A un procureur audacieux qui rendait compte de l’activité chargée de son parquet, des esprits – que l’on pourrait qualifier de chagrin – se sont émus de l’effort de promotion de sa capacité répressive. En réalité, ce sont deux mondes qui se rencontraient pour la première fois et le procureur François Molins ne s’y est pas trompé. Il a refusé d’utiliser les réseaux sociaux durant les attentats pour investir une communication institutionnelle plus traditionnelle mais redoutablement efficace et – surtout – adaptée.
Ecoutez l’entretien avec Guillaume Didier, directeur conseil en communication, magistrat en disponibilité et ancien porte-parole du ministère de la justice.