Dans l’arsenal de la lutte contre le Covid-19, l’idée de tirer bénéfice du fort maillage des téléphones mobiles est apparue. Des applications promettent de faciliter la recomposition des chaînes de transmission et de ralentir la pandémie. Ces applications ont suscité un assez fort débat sur la protection des données. Mais, avant même tout débat sur cette question, ces applications soulèvent surtout la simple question de leur efficacité : la proximité de deux téléphones portables pendant une certaine durée permet-elle de présumer une contamination ? Sur quelles bases sont conçus les modèles statistiques censés minimiser les faux positifs ? Toute la population ne pourra pas (ou ne voudra pas) être tracée ? Autant de points qui conduisent à se demander si le coût de cette ambition dans de nombreux pays européens (coût du déploiement, coût des mesures d’accompagnement, brèches potentielles des droits) est proportionné aux résultats à en espérer.
L’équilibre devant être recherché entre les intérêts collectifs et individuels est classique en temps de crise, particulièrement en temps de crise sanitaire. Les moyens de lutter contre la variole au XVIIIème siècle avait provoqué un débat sur le caractère obligatoire de la vaccination et c’est le recours à une approche statistique qui permettra de démontrer qu’il était plus intéressant de vacciner la population pour sauver plus de vies, que de ne pas vacciner. Nous retrouvons les termes de ce débat avec des outils nouveaux, mais dont l’efficacité reste à démontrer.
« Proximity tracing » plutôt que « tracking » en Europe
L’idée d’utiliser les téléphones portables nous vient d’exemples concrets en Asie. Mais il faut d’abord définir ce dont on parle. Deux fonctionnalités sont à distinguer : le suivi des malades et le suivi des chaînes de contamination (backtracking ou contact tracing). Bruno Sportisse, PDG d’Inria emploie le terme plus approprié de proximity tracing pour le projet d’application StopCovid développé en France car celle-ci n’utilise pas de données de géolocalisation mais se fonde sur la proximité entre deux téléphones portables[1]. Quelle que soit la dénomination, ce type de fonctionnalité vise à recomposer et à remonter les chaînes de contamination pour avertir les personnes susceptibles d’avoir été contaminées et n’a pas pour vocation de surveiller les malades.
En Asie, l’exemple de Singapour est souvent cité avec l’application, basée sur le volontariat, TraceTogether. L’idée est d’alerter les personnes ayant été en contact avec des personnes se déclarant comme malades. L’application fonctionne en enregistrant un historique anonymisé des rencontres opérées entre les individus. Si l’un se déclare malade, la chaîne historique est remontée par des agents spécialement dédiés à cette fonction. En Corée du Sud, près de 20 000 agents ont été mobilisés pour ce type de tâche.
« La base du fonctionnement repose sur la présomption que deux téléphones portables ayant été à portée de communication durant un certain temps avec le protocole courte distance Bluetooth permet de présumer une possible contamination »
L’Europe a importé l’idée d’une application installée volontairement pour enregistrer les chaînes de rencontres. L’objectif n’est absolument de suivre les malades eux-mêmes, comme en Israël, où le ministère de l’intérieur a imposé aux malades un confinement de 30 jours, surveillé par géolocalisation de leur téléphone portable. Le projet PEPP-PT, construit sur initiative, notamment, du Fraunhofer Heinrich Hertz Institute de Berlin, de l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne et de l’Inria en France, a repris l’exemple de TraceTogether avec des protocoles centralisant relativement peu de données (notamment DP-3T ou ROBERT[2]). La base du fonctionnement repose sur la présomption que deux téléphones portables ayant été à portée de communication durant un certain temps avec le protocole courte distance Bluetooth permet de présumer une possible contamination.
Des « hacks » pour la protection de la vie privée mais aucune réponse convaincante pour franchir les barrières technologiques
Les protocoles proposés par la communauté scientifique sont de véritables « hacks » extrêmement ingénieux, à même d’apporter une solution sur la question du stockage des données. Mais avant même d’examiner les possibles implications sur la vie privée et les conditions de mise en œuvre[3], ce sont les limitations technologiques du Bluetooth et la connaissance du modèle de transmission du virus qui devraient être traitées et qui constituent la principale faiblesse du projet[4].
La proximité de deux téléphones portables ne permet de présumer une contamination : c’est pourquoi, à Singapour notamment, cette application n’a été qu’un outil, parmi d’autres, d’une politique plus large d’enquête de terrain. Ce sont ces enquêtes qui permettent de filtrer les faux positifs et d’accompagner les personnes averties avec des mesures adaptées. Le retour d’expérience de Singapour a également révélé de nombreuses difficultés pratiques : décharge rapide des batteries de certains téléphones, impossibilité de faire fonctionner l’application sur les smartphones Apple (sauf à les laisser déverrouillés), alertes pour des voisins d’immeubles séparés par un mur, …
« Les concepteurs avancent en réponse des modèles statistiques censés corriger ces erreurs, mais les modalités de transmission du virus restant encore très incertaines, il semble hasardeux de pouvoir bâtir un modèle robuste »
Les concepteurs avancent en réponse des modèles statistiques censés corriger ces erreurs, mais les modalités de transmission du virus restant encore très incertaines, il semble hasardeux de pouvoir bâtir un modèle robuste. Cette « brique » de l’application ouvre même de nouveaux débats, sur les possibles biais ou discriminations résultant de la calibration… calibration d’ailleurs opérée par qui, selon quelles modalités et quels arbitrages ? La transparence du système de calcul de risque, possiblement « boosté » par de l’IA, est essentielle mais les développements semblent plus se concentrer sur la justification des modalités très précises de circulation des informations. Mais avant de discuter du protocole, faudrait-il encore être sûr que le « cœur » du système réalise ce qu’il prétend faire.
Des moyens considérables pour que le bénéfice devienne probable
Sans moyens humains pour réaliser des enquêtes de terrain approfondies, ce type de solution technologique risque de poser plus de problèmes qu’elle n’en résout et peut créer un faux sentiment de sécurité.
De plus, ne tenons pas pour acquis l’intérêt de telles applications d’un point de vue épidémiologique. La simulation, souvent citée en référence, réalisée par l’Université d’Oxford a bien démontré qu’un taux d’adoption d’une application de contact tracing de près de 60% par les individus serait nécessaire pour que le système fonctionne[5]. Mais cette étude se base une ville fictive d’un million d’habitants où aucune des barrières technologiques que nous avons évoquées n’a été prise en compte… Il s’agit donc d’un modèle tout à fait théorique qui implique toute une chaîne logistique (décontamination des lieux probables de l’infection, tests, etc). Précisons d’ailleurs qu’au final, à Singapour, moins de 15% de la population aurait installé l’application et que des mesures de confinement généralisés ont aussi été décidées le 10 avril après un rebond de la maladie. Sans parler de la « fracture numérique », où près de 13 millions de personnes en France n’auraient pas accès à ces moyens.
Une telle application commencerait donc à n’avoir de sens que si elle est accompagnée de moyens considérables, ce dont nous ne semblons malheureusement pas disposer. En France, le président du Conseil scientifique Covid-19, Jean-François Delfraissy estimait qu’il faudrait près de 30 000 agents dédiés aux enquêtes épidémiologiques pour faire fonctionner le système[6]. Un risque non négligeable de créer un faux sentiment de sécurité pour les utilisateurs de l’application ne recevant aucune alerte devrait être considéré et, s’il faut parvenir à rassurer la population, d’autres moyens seraient à prioriser (masques, gels, etc).
« Il ne faut donc pas douter de l’engagement, de la solidité scientifique et de l’éthique de la plupart des initiatives lancées en Europe […] mais les éléments du débat conduisent aujourd’hui principalement à se demander si le coût de cette ambition […] est proportionné aux résultats à en espérer »
Il ne faut donc pas douter de l’engagement, de la solidité scientifique et de l’éthique de la plupart des initiatives lancées en Europe. La mobilisation des bonnes volontés pour l’intérêt collectif est un signal positif et il paraît injuste de leur faire un procès d’intention. Mais la mise en place d’une application de suivi des personnes n’est donc en rien une solution magique mais seulement un des éléments de la réponse sanitaire, les concepteurs en conviennent d’ailleurs largement. Et les éléments du débat conduisent aujourd’hui principalement à se demander si le coût de cette ambition (coût de la conception, du déploiement, coût des mesures d’accompagnement, brèches potentielles des droits) est proportionné aux résultats à en espérer… le solutionnisme, ce serait d’ignorer cet état de fait.
[1] B. Sportisse, « Contact tracing » : quelques éléments pour mieux comprendre les enjeux, Site internet de l’Inria, 18 avril 2020 – Consulté le 19 avril 2020
[2] Pour ROBust and privacy-presERving proximity Tracing – https://github.com/ROBERT-proximity-tracing/ – Consulté le 19 avril 2020.
[3] TRIBUNE. Un traçage numérique ? Oui… mais seulement à certaines conditions !, L’Obs, 17 avril 2020.
[4] K. Poireault, [Déconfinement] Les nombreuses limites du contact tracing envisagé par le gouvernement dans le projet « StopCovid », Industrie & Technologies, 14 avril 2020.
[5] L. Ferretti, C. Wymant, M. Kendall, L. Zhao, A. Nurtay, L. Abeler-Dörner, M. Parker, D. Bonsall, C. Fraser, Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing, Science, 31 mars 2020.
[6] L. Besmond de Senneville, Déconfinement, « On ne va pas passer du noir au blanc, mais du noir au gris foncé », La Croix, 15 avril 2020.
Animateur des Temps Electriques et auteur du l’ouvrage « L’intelligence artificielle en procès »
Les opinions exprimées n’engagent que son auteur et ne reflètent aucune position officielle du Conseil de l’Europe