De Dürer à Snapchat : de l’émergence de l’État de droit au début de sa décomposition

En 1500, l’Autoportrait en manteau de fourrure ou l’Autoportrait à la pelisse d’Albrecht Dürer est vraisemblablement l’une des toutes premières affirmations, au tournant du Moyen Âge et de la Renaissance, de l’individu. Dans une figure christique, le peintre affirme l’être humain pour lui-même et traduit le tout début d’une transformation radicale de la vision du monde, devenue la clé de voûte de nos sociétés modernes. La Réforme de l’église, les Lumières et les régimes juridiques occidentaux contemporains placeront ainsi progressivement l’individu et l’autonomie de sa volonté au centre d’un tout nouveau pacte social. De manière presque paradoxale, ce sont bien aujourd’hui des règles contraignantes, générales et impersonnelles de portée collective qui garantissent la protection des intérêts de chacun. Faisant son chemin au travers des multiples contractions de l’histoire, l’État de droit a fini par imposer sa temporalité à celle de l’église et du pouvoir de droit divin, pour garantir l’épanouissement de chacun et les libertés individuelles, dont la liberté d’expression.   

Cette primauté de l’individu paraît aujourd’hui encore s’accélérer, jusqu’au vertige, par une transformation numérique qui n’est pas qu’une simple transition vers un nouveau modèle civilisationnel heureux. Qu’il s’agisse d’une recherche permanente de publicité de soi avec les diverses formes de selfies rendues possibles par des lens (démultipliant avec une force inédite l’expression de soi de Dürer), d’une presque zombification des utilisateurs de terminaux mobiles assumant l’exacerbation de notre puissance personnelle jusqu’aux marques des objets connectés (préfixe i – le JE anglais – des objets du constructeur Apple), à la formulation sans retenue de sa vérité de l’instant sur les réseaux sociaux, l’ère que nous vivons n’a rien d’un âge d’or du vivre ensemble. Bien au contraire, il semble se déployer une ère des ego où la mise en récit de sa personne, devenue un véritable métier pour les « influenceurs », et l’affiliation à des communautés importerait finalement bien plus que la réaffirmation de valeurs collectives de plus haut niveau.

L’universalisme n’apparaît plus comme un horizon partagé

Pourtant, même si nous vivons depuis plus 75 ans, de manière tout à fait inédite, sans conflit militaire planétaire majeur, les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit paraissent pour certains au mieux acquis, et pour d’autres incapables de protéger des groupes particuliers d’oppressions et de discriminations. L’universalisme n’apparaît plus comme un horizon partagé, la polarisation des débats par des groupes d’intérêts sans cesse plus nombreux et ultra-spécialisés laissant plutôt craindre l’émergence à plus ou moins court terme d’une forme moderne de Bellum omnium contra omnes. La stigmatisation de l’autre, l’opposition sans contre-projet concret et l’indignation dominent les argumentaires des cohortes d’experts de l’instant au détriment de l’éclairage de la complexité des choses, des paradoxes et des injonctions contradictoires de notre époque. Autrement dit, l’idéal démocratique nourri par la contradiction fertile des débats d’idées et la recherche d’un consensus d’intérêt général ne paraissent plus en mesure de faire émerger des solutions pour réduire des inégalités toujours aussi criantes et même croissantes. L’histoire même et les faits avérés sont réécrits à la lecture des subjectivités et de stratégies d’influence à court terme.

Si transition il y a aujourd’hui, c’est probablement celle d’une transition de l’État de droit vers un État des algorithmes

Le succès de l’intelligence artificielle (IA) comme outil de prise de décision traduit aussi un autre fantasme : celui d’une société rendue plus juste par une mathématisation de son fonctionnement, toujours au plein service de cet individu… individu « augmenté » et rendu surpuissant. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette discipline se concentre sur l’imitation d’un cerveau individuel moins que sur la mise en réseau des intelligences humaines comme l’avait imaginé Douglas Engelbarth. Cette vague marketing de l’IA emporte en plus avec elle un certain nombre de représentations comme l’obsolescence de l’interprétation d’une règle générale à la lumière de faits particuliers pour reconstruire du lien social ou la prétendue fiabilisation du comportement de professionnels, pourtant formés et expérimentés pour apprécier des situations, sous le prétexte d’une complémentarité entre l’homme et la machine. L’individu semblerait attendre aujourd’hui, en tout domaine, des décisions sur mesure, aussi précises que son profil de cible publicitaire de Google ou de Facebook et aussi dénuées d’affects que l’arthmétique. La statistique, si difficile à manier et à interpréter, est devenue à la faveur de la vulgarisation des algorithmes d’apprentissage automatique l’instrument idéal de l’avènement d’une bien connue gouvernementalité par le nombre. Si transition il y a aujourd’hui, c’est probablement celle d’une transition de l’État de droit vers un État des algorithmes évacuant toute forme délibération au service de l’intérêt général au profit de la prolifération de décisions contingentes, représentatives du seul équilibre mathématique et économique de l’instant, entre individus. Une sorte donc d’étrange inversion de production de la norme, qui se persuade que la somme des décisions isolées pourraient révéler, par le bas, de supposées lois naturelles dans un univers déterminé. Mais pour quel projet de société ?

De Dürer à Snapchat, il n’y a donc pas eu qu’une simple banalisation du portrait individuel ou un changement exponentiel d’échelle. Il y a surtout une désaffection de tout investissement collectif ou citoyen à visée consensuelle, certainement désenchantés par la normalisation d’un projet politique néolibéral et grisés par l’apparente toute puissance de nos voix et de nos images dans les chambres d’écho numériques.

Dans une sorte de mise en abyme, cet article n’y échappe d’ailleurs peut être pas.