Métavers : le pari de l’immersion comme futur de l’expérience utilisateur

En homme d’affaires avisé et visionnaire, Marc Zuckerberg anticipe les tendances. Mais, à l’image d’un pompier pyromane qui anticipe les lieux où les feux vont apparaître, l’on doit aussi admettre que ce don de prescience est facilité pour l’ingénieur-entrepreneur en détenant le pouvoir d’attirer à lui un immense capital d’utilisateurs, et donc d’investisseurs en capacité de concrétiser ses visions. C’est ainsi qu’en annonçant le 28 octobre 2021, lors de la Keynote Connect, le futur de l’internet mobile et des interactions sociales en lui attribuant un nom (le métavers), Zuckerberg a incontestablement créé une tendance[1].

L’immersion : un sujet pas tout à fait nouveau

Les vieux routards du jeu vidéo ont certainement été parmi les moins impressionnés de cette annonce, pour fréquenter maintenant depuis des décennies diverses formes de ce qui est, pour l’instant, juste un nouveau label marketing[2]. Pour tenter de poser une définition, ces « méta-univers » pourraient être décrits comme des mondes virtuels connectés à un réseau informatique (comme l’Internet), accessibles par une interface immergeant leurs utilisateurs dans une simulation graphique rendant possible les interactions avec leur environnement et d’autres utilisateurs (réels ou artificiels). Nous reviendrons plus tard sur les solides confusions avec d’autres technologies, comme le web3 et les blockchains, entretenues par des experts de l’instant pour nous concentrer sur le cœur de l’expérience offerte par les métavers : l’immersion.

Pour l’industrie vidéo-ludique, améliorer l’immersion des joueurs est une bien vieille ambition pour laquelle elle a acquis une importante expertise, car consubstantielle à l’objet même de son activité et indispensable pour retenir les joueurs. Cette immersion pourrait être définie comme « la sensation d’être entouré d’une réalité totalement différente, aussi différente que l’air peut l’être de l’eau, qui capte toute notre attention, tous nos sens perceptifs[3] ». Des graphismes des premières consoles et ordinateurs de la fin des années 1970 et du début des années 1980 en 2 dimensions aux réalisations en 3 dimensions dans les jeux qualifiés aujourd’hui de AAA (« triple-A »), un chemin considérable a été parcouru. Les MMO (« Massively Multiplayer Online » – jeux massivement multijoueurs) et les MMPORG (« Massively Multiplayer Online Role Playing Games » – jeux de rôle massivement multijoueurs en ligne) ont déjà permis de réunir depuis bien longtemps dans des univers originaux des milliers, voire des millions, de joueurs du monde entier, partageant une même expérience ludique en temps réel[4]. La clé du succès de tels jeux repose sur le réalisme de la reproduction d’un environnement (réel ou imaginaire) et donnant aux gamers le sentiment de vivre des situations « de l’intérieur ».

Le métavers vu par Zuckerberg : immerger les utilisateurs… pour les éloigner des systèmes graphiques d’exploitation

Que nous propose Zuckerberg de plus ? Il a été beaucoup écrit et spéculé sur les ambitions du PDG de Meta, comme celle de s’imposer comme l’intermédiaire incontournable entre les utilisateurs et la toujours plus vaste gamme de services numériques (pour « travailler, jouer, apprendre, faire du shopping, créer et plus encore[5] »). Mais un ressort de ces ambitions a été peut-être sous-estimé : celui d’incarner en réalité une nouvelle génération de système d’exploitation apte à centraliser (et monétiser) tous les usages de l’informatique, en nous rendant encore plus captif par une interface nous mettant en scène. 

Dès 1968 lors de sa célèbre démonstration[6], Douglas Engelbart avait tracé le chemin d’une première transition majeure d’interfaces textuelles vers des interfaces graphiques pour interagir avec des ordinateurs. Engelbart posait déjà les bases d’une meilleure immersion et d’une meilleure expérience, en misant sur l’ergonomie du matériel (il est l’inventeur de la souris) et de la présentation d’information (il avait préfiguré à la fois les interfaces graphiques et le lien hypertexte). Zuckerberg mise maintenant sur l’immersion comme nouveau ressort d’attraction (pour ne pas dire d’addiction[7]) afin de s’imposer, à l’image de Microsoft avec Windows ou Apple avec ses xOS, comme une nouvelle génération d’intermédiaire obligé entre les individus et la machine. Mais aussi (et surtout) entre les individus eux-mêmes en servant de cadre d’accueil à la vaste gamme de nos interactions quotidiennes (notamment personnelles, ludiques ou commerciales).

Il est vrai que les jeux vidéo ont déjà profité de l’amélioration des performances globales des matériels informatiques (notamment la puissance de calcul et d’affichage) et des réseaux (débit et bande passante) afin de produire une offre à la hauteur (et au coût) des plus grandes productions cinématographiques. Le chiffre d’affaires mondial du jeu vidéo, cumulé sur tous les supports, dépasse d’ailleurs très largement celui du cinéma ou de la musique[8]. Les systèmes d’exploitation graphiques, eux, sont globalement restés bloqués dans leur logique aux années 1980 : des progrès considérables ont bien sûr été réalisés en qualité de présentation, mais nous continuons à ouvrir des fenêtres, dérouler des listes pour choisir des options, cliquer sur des icônes. Zuckerberg pressent probablement qu’en tirant aussi parti de la meilleure performance des matériels, l’utilisation quotidienne de l’informatique pourrait aussi bénéficier d’une meilleure attractivité en exploitant les opportunités offertes par la réalité augmentée et la réalité virtuelle.

Les métavers : la grande confusion

Mais, comme le rappelle très justement l’avocat Adrien Basdevant, « Chaque jour, les mots NFT, web3, métavers, sont juxtaposés pour créer le prochain titre d’une conférence ou utilisés de manière quasi-interchangeable. Ces termes marketing clivent, certains y croient, d’autres non[9]. » De manière concrète, c’est la plus grande confusion qui règne dans le domaine, la « croyance » remplaçant la démonstration concrète et fondée de bénéfices concrets. Les termes vagues et accrocheurs embarquent leur lot de nouveaux fantasmes, comme nous y avait déjà habitué l’intelligence artificielle durant la dernière décennie. Les promesses de valorisation donnent le vertige ; des entreprises, pour se donner une image de modernité, engagent leurs employés dans un environnement graphique qui relève plus d’une mauvaise copie des « Sims » ou de « Second Life » que d’un réel univers[10] ; les dérives, redoutées ou réelles, sont dénoncées, désignant même des comportements comme répréhensibles avec des qualifications pénales (mais sans en comprendre les éléments constitutifs aux yeux des juristes[11]). 

À parier sur l’immersion pour se substituer à la logique de nos systèmes d’exploitation et aux décennies d’usage de l’informatique, tout en faisant converger des technologies qui sont loin d’être matures, Zuckerberg réalise à la fois un pari bien audacieux pour l’avenir de son entreprise et attire, comme le joueur de flûte de Hamelin[12], les acteurs de l’économie numérique sur un chemin bien hasardeux. Les spécialistes en interfaces homme/machine (IHM – ou en UX, expérience utilisateur) le savent depuis longtemps : la maîtrise de raccourcis clavier pour réaliser une opération dans un logiciel est souvent plus efficace que la recherche des menus adéquats avec la souris… avons-nous réellement besoin de nous glisser dans un avatar pour nous sentir mieux immergés dans une communauté ? La fracture numérique sera-t-elle résolue avec des matériels de réalité virtuelle, dont l’on connait aujourd’hui les effets sur une proportion non négligeable de la population, assez comparables au mal des transports[13] ? Et, enfin, l’immersion ne fonctionne-t-elle pas dans les jeux pour la distance qu’elle procure avec la réalité et les contraintes du quotidien ? 

La potentielle profusion des métavers est aussi un autre sujet : nous expérimentons déjà, par la fragmentation de nos représentations sur les divers réseaux sociaux, les difficultés à se projeter de manière efficace sur l’ensemble des plateformes. Inéluctablement, l’on se spécialise et l’on adapte ses usages aux caractéristiques de l’application employée. Si le développement prophétisé se réalise, nous aurons donc probablement plus à faire à des univers concurrents, dont le succès à long terme sera lié au coût des matériels nécessaires pour y avoir accès mais aussi à la capacité de donner le sentiment de produire une réelle valeur ajoutée. En, dans ce domaine, tout reste encore à faire pour se détacher de l’imaginaire de l’univers vidéo-ludique.

Si le sujet des métavers est donc bien à prendre au sérieux, comme l’était la démonstration d’Engelbart en 1968, nous devrions toutefois prendre le temps d’objectiver les annonces aux allures de prophéties, dont les visées relèvent pour l’instant plus de la spéculation à court terme que de l’émergence d’une réelle et profonde tendance de fond.


[1] Voir Connect 2021: Our vision for the metaverse, blog Tech at Meta, 28 octobre 2021, accessible sur : https://tech.fb.com/ar-vr/2021/10/connect-2021-our-vision-for-the-metaverse/, consulté le 7 août 2022

[2] Le terme métavers, contraction de « méta » et « univers », détourné du roman Le Samourai Virtuel (paru sous le titre en anglais de Snow Crash), par Neal Stephenson et publié en 1992 : N.Stephenson, Le Samouraï Virtuel, Robert Laffont, 1996

[3] J.H. Murray, Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace, Cambridge : The mit Press, 1998 p. 98 cité par Y. Leroux, Métapsychologie de l’immersion dans les jeux vidéo, Adolescence, vol. 301, no. 1, 2012, pp. 107-118

[4] Le jeu vidéo Habitat (Éd. Lucasfilm Games, Quantum Link et Fujitsu) sur Commodore 64 est présenté comme le pionnier en la matière, pour avoir proposé dès 1985 la création d’une communauté virtuelle dans un environnement graphique. 

[5] Voir l’intervention de Mark Zuckerberg à l’occasion de la conférence Connect 2021 : https://www.facebook.com/facebookrealitylabs/videos/561535698440683/ (1mn25)

[6] Démonstration du 9 décembre 1968 du NLS (oNLine System), système préfigurateur de nos usages informatiques actuels, accessible sur : https://youtu.be/yJDv-zdhzMY, consulté le 7 août 2022

[7] Sur les aspects psychologiques de l’immersion, v. notamment Y. Leroux, Métapsychologie de l’immersion dans les jeux vidéo, op.cit.

[8] V. T. Gaudiaut, Le jeu vidéo, plus que jamais roi du divertissement, Statista, 2 mai 2021, accessible sur : https://fr.statista.com/infographie/22382/chiffre-affaires-mondial-industrie-du-divertissement-jeux-video-cinema-musique-enregistree/, consulté le 7 août 2021

[9] V. A. Basdevant, Pourquoi les métavers, les NFT et le web3 ne sont pas la même chose !, LinkedIn, 25 juillet 2022, accessible sur : https://www.linkedin.com/feed/update/urn:li:activity:6955041445955137536/, consulté le 7 août 2022

[10] C. Chalan, Du métavers au métawork : chronique d’un burn-out annoncé, Usbek & Rica, n°36, 2022

[11] J. Robert, Un viol dans le métavers est-il vraiment un viol ?, Philosophie Magazine, 1er juillet 2022, article réservé aux abonnés accessible sur : https://www.philomag.com/articles/un-viol-dans-le-metavers-est-il-vraiment-un-viol, consulté le 7 août 2022

[12] La traduction du joueur de flûte en anglais, Pied Pipper, a été employé dans la série Silicon Valley comme nom de la start-up du personnage principal, Richard Hendricks

[13] Sur la cybercinétose, touchant 30 à 50% des utilisateurs, V. notamment D. Attia, La réalité virtuelle cause nausée et vertiges : voilà pourquoi, Numérama, 9 janvier 2022, accessible sur : https://www.numerama.com/tech/813123-la-realite-virtuelle-cause-nausee-et-vertiges-voila-pourquoi.html, consulté le 7 août 2022