Article mis à jour le 10 avril 2020
Il n’aura pas fallu attendre longtemps pour que l’intelligence artificielle (IA) soit invitée à venir porter appui à la lutte contre la pandémie virale touchant le monde entier depuis le début de l’année 2020. La presse et les bloggers se font écho des grands espoirs reposant sur la science des données et l’IA pour affronter le coronavirus (D. Yakobovitch, How to fight the Coronavirus with AI and Data Science, Medium, 15 février 2020) et « remplir les vides » encore laissés par science (G. Ratnam, Can AI Fill in the Blanks About Coronavirus? Experts Think So, Government Technology, 17 mars 2020).
Il est toutefois surprenant que la Chine, premier épicentre de cette maladie et réputée pour son avancée technologique en la matière, ne paraisse pas avoir pu en tirer un avantage déterminant. Ses usages le plus efficaces semblent avoir plus concerné le contrôle des populations et les prévisions d’évolution des foyers de la maladie que la recherche pour l’élaboration d’un vaccin ou d’un traitement. Il y a bien sûr eu des applications de l’IA pour accélérer le séquençage du génome, effectuer des diagnostics plus rapides, réaliser des analyses par scanner ou plus ponctuellement recourir à des robots de maintenance et de livraison (A. Chun, In a time of coronavirus, China’s investment in AI is paying off in a big way, South China Morning post, 18 mars 2020), mais nous sommes loin des discours d’avant la crise où certains techno-évangélistes pensaient que cette technologie nous protègerait de tels événements planétaires.
La manière dont est actuellement utilisée l’IA est donc assez révélatrice de ses atouts et de ses limites : efficace du fait de la puissance de ses capacités calculatoires avec de très grands jeux de données, elle ne semble pas encore pouvoir se substituer à l’expertise humaine pour concevoir un vaccin ou un traitement. Ses apports restent également indéniables pour organiser la connaissance et assister au contrôle des populations, voire appuyer les médecins pour un diagnostic, mais les événements paraissent conduire à une certaine modestie et révèlent surtout que les infrastructures sanitaires de certains pays ne sont pas scalables en temps de crise… et que ce n’est pas la technologie informatique seule (dont l’IA) qui est en mesure d’y apporter une solution.
La contribution de l’intelligence artificielle pour la recherche d’un traitement
La première application de l’IA attendue face à cette crise est certainement l’assistance aux chercheurs pour concevoir un vaccin, à même de protéger les soignants et d’endiguer la pandémie. Éloignons immédiatement l’idée d’une IA centrale à la création d’un tel traitement médical, puisque cette activité relève de la biomédecine et la recherche s’appuie sur de très nombreuses techniques parmi lesquelles les diverses applications de l’informatique et de la statistique ont déjà offert depuis bien longtemps des apports.
Les prédictions de la structure du virus générées par l’IA pourraient toutefois faire gagner des mois d’expérimentation aux scientifiques. Notons en effet que l’IA semble déjà avoir apporté un appui notable, même s’il est limité du fait de règles dites « continues » et d’une combinatoire infinie, pour l’étude du repliement des protéines (voir à ce sujet O. Ezratty, Les conséquences pratiques d’AlphaGo Zero, Opinions Libres, 9 novembre 2017). La startup américaine Moderna à l’origine de l’un des premiers essais de vaccin s’est illustrée par sa maîtrise d’une biotechnologie fondée sur l’acide ribonucléique messager (messenger Ribonucleic acid – mRNA), qui aurait permis de réduire significativement le temps pour développer un prototype de vaccin testable sur l’homme et a probablement déployé ce type d’appui technologique (Moderna’s Work on a potential Vaccine against COVID-19).
De même, le géant technologique chinois Baidu a publié en février 2020, en partenariat avec l’Université d’État de l’Oregon et l’Université de Rochester, son algorithme de prédiction Linearfold afin d’étudier le repliement des protéines. Cet algorithme est beaucoup plus rapide que les algorithmes traditionnels de repliement de l’acide ribonucléique (ARN) afin de prédire la structure de l’ARN secondaire d’un virus. Précisons que c’est ce type d’analyse relatif aux changements structurels secondaires entre les séquences de virus à ARN homologues (comme les chauves-souris et les humains) qui peut fournir aux scientifiques des informations supplémentaires sur la manière dont les virus se propagent. La structure secondaire de la séquence d’ARN du Covid-19 aurait ainsi été révélée par Linearfold en 27 secondes, au lieu de 55 minutes (Baidu, How Baidu is bringing AI to the fight against coronavirus, MIT Technology Review, 11 mars 2020). DeepMind, filiale de la société mère de Google, Alphabet, a également partagé ses prédictions sur la structure des protéines du coronavirus, avec son système d’IA AlphaFold (J. Jumper, K. Tunyasuvunakool, P. Kohli, D. Hassabis et al., Computational predictions of protein structures associated with COVID-19, DeepMind, 5 mars 2020). IBM, Amazon, Google et Microsoft ont également fourni la puissance de calculs de leurs serveurs aux autorités américaines pour pouvoir traiter les très grands jeux de données en matière d’épidémiologie, de bioinformatique et de modélisation moléculaire (F. Lardinois, IBM, Amazon, Google and Microsoft partner with White House to provide compute resources for COVID-19 research, Techcrunch, 22 mars 2020).
L’intelligence artificielle, moteur de partage de la connaissance
En pleine conscience des conséquences potentiellement catastrophiques pour les États-Unis, le Bureau des politiques scientifiques et technologiques de la Maison Blanche (Office of Science and Technology Policy) a rencontré pour sa part le 11 mars 2020 les entreprises technologiques et les groupes de recherche majeurs afin de déterminer comment les outils d’IA pourraient être utilisés pour, notamment, passer au crible les milliers d’articles de recherche publiés dans le monde sur la pandémie (A. Boyle, White House seeks the aid of tech titans to combat coronavirus and misinformation, GeekWire, 11 mars 2020).
En effet, dès les semaines qui ont suivi l’apparition du nouveau coronavirus à Wuhan en Chine en décembre 2019, près de 2 000 articles de recherche ont été publiés sur les effets de ce nouveau virus, sur les traitements possibles, ainsi que sur la dynamique de la pandémie. Cet afflux de littérature scientifique témoigne naturellement de l’empressement des chercheurs à traiter cette crise sanitaire majeure, mais il représente également un réel défi pour quiconque espère en exploiter la substance.
Microsoft Research, la National Library of Medicine et l’Allen Institute for AI (AI2) ont donc présenté leurs travaux le 16 mars 2020 qui ont consisté à rassembler et à préparer plus de 29 000 documents relatifs au nouveau virus et à la famille plus large des coronavirus, dont 13 000 ont été traités afin que les ordinateurs puissent lire les données sous-jacentes, ainsi que des informations sur les auteurs et leurs affiliations. Kaggle, filiale de Google et plateforme qui organise habituellement des concours de science des données (data science), a créé pour sa part des défis autour de 10 questions clés liées au coronavirus. Ces questions vont des facteurs de risque et des traitements non médicamenteux aux propriétés génétiques du virus en passant par les efforts de développement de vaccins. Le projet implique également l’initiative Chan Zuckerberg (du nom de Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, et de sa femme Priscilla Chan) et le Centre pour la sécurité et les technologies émergentes de l’université de Georgetown (W. Knight, Researchers Will Deploy AI to Better Understand Coronavirus, Wired, 17 mars 2020).
L’intelligence artificielle, observatrice et prédictrice de l’évolution de la pandémie
La société canadienne BlueDot est présentée comme ayant détecté le virus de manière précoce grâce à une IA, qui procède à l’examen continu de plus de 100 jeux de données, tels que les actualités, les ventes de billets d’avion, les données démographiques, les données climatiques et les populations animales. BlueDot a détecté une épidémie de pneumonie à Wuhan, en Chine, le 31 décembre 2019 et a identifié les villes qui risquaient le plus d’être confrontées à ce virus (C. Stieg, How this Canadian start-up spotted coronavirus before everyone else knew about it, CNBC, 3 mars 2020).
Une équipe de chercheurs travaillant avec le Boston Children’s Hospital a également mis au point une IA pour suivre la propagation du coronavirus. Appelé HealthMap, le système intègre des données provenant de recherches sur Google, de médias sociaux et de blogs, ainsi que des forums de discussion : des sources d’informations que les épidémiologistes n’utilisent généralement pas, mais qui sont utiles pour identifier les premiers signes d’une épidémie et évaluer la réaction du public (A. Johnson, How Artificial Intelligence is Aiding the fight Against Coronavirus, Datainnovation, 13 mars 2020).
Le Centre international de recherche sur l’intelligence artificielle (IRCAI) en Slovénie, placé sous l’égide de l’UNESCO, a lancé de son côté une veille médiatique « intelligente » sur le coronavirus appelée Corona Virus Media Watch qui fournit des mises à jour sur l’actualité mondiale et nationale en se basant sur une sélection de médias ayant des informations ouvertes en ligne. L’outil, conçu également avec l’appui de l’OCDE et la technologie d’extraction d’information Event Registry, est présenté comme une source d’information utile aux décideurs politiques, aux médias et au public pour observer les tendances émergentes liées au Covid-19 dans leur pays et dans le monde.
L’intelligence artificielle, en assistance aux personnels soignants
Deux entreprises chinoises ont développé pour leur part un logiciel de diagnostic du coronavirus basé sur l’IA. La startup Infervision, basée à Pékin, a ainsi formé son logiciel à la détection des problèmes pulmonaires par tomodensitométrie (scanner). Utilisé à l’origine pour diagnostiquer le cancer du poumon, il peut également détecter les pneumonies associées à des maladies respiratoires comme le coronavirus. Au moins 34 hôpitaux chinois auraient utilisé cette technologie pour les aider à examiner 32 000 cas suspects (T. Simonite, Chinese Hospitals Deploy AI to Help Diagnose Covid-19, Wired, 26 février 2020).
L’Alibaba DAMO Academy, branche de recherche de la société chinoise Alibaba, a également formé un système d’IA pour reconnaître les coronavirus avec une précision alléguée jusqu’à 96 %. Selon cette société, le système pourrait ainsi traiter les 300 à 400 scanners nécessaires pour diagnostiquer un coronavirus en 20 à 30 secondes, alors que la même opération prendrait habituellement entre 10 à 15 minutes à un médecin expérimenté. Ce système aurait aidé au moins 26 hôpitaux chinois à examiner plus de 30 000 cas (C. Li, How DAMO Academy’s AI System Detects Coronavirus Cases, Alizila, 10 mars 2020).
En Corée du Sud, l’IA aurait aidé à réduire à quelques semaines la conception de kits de dépistages basés sur la constitution génétique du virus, alors qu’il aurait fallu habituellement de deux à trois mois. La société de biotechnologie Seegene a ainsi utilisé son système de développement de tests automatisés pour mettre au point ce kit de dépistage et le distribuer largement. La réalisation de tests à grande échelle est en effet cruciale pour sortir des mesures de confinement et cette politique de tests paraît avoir contribué à la relative maîtrise de la pandémie dans ce pays, qui a équipé avec ce dispositif 118 établissements médicaux et testé plus de 230 000 personnes (I.Watson, S.Jeong, J.Hollingsworth, T.Booth, How this South Korean company created coronavirus test kits in three weeks, CNN World, 13 mars 2020).
En Grande-Bretagne, deux universités ont développés des outils pour tenter de prédire si un individu est atteint – ou non – du coranovirus en écoutant leur voix ou leur toux. Ainsi, le détecteur de voix Covid Voice de l’équipe de Carnegie Mellon a été construit sur les bases de travaux antérieurs de l’université de Pittsburgh. Les utilisateurs étaient invités à tousser, à enregistrer des voyelles et à réciter l’alphabet, ainsi qu’à fournir des détails sur leur âge, leur sexe, etc. En retour, le système dressait une probabilité d’atteinte par le coronavirus. Les chercheurs se sont toutefois rendus compte que cette « prédiction », même assortie d’avertissements sur la nécessité d’un complément d’expertise médicale, pouvait s’avérer contreproductive : en cas de faux positif par exemple, cela pourrait conduire des individus à réaliser un test inutilement. Un faux négatif peut laisser échapper un patient en phase de contagion. Le projet Covid-19 Sounds de l’université de Cambridge vise pour sa part à établir une probabilité de contagion à partir de l’écoute de la toux (L. Kelion, Coronavirus: Covid-19 detecting apps face teething problems, BBC News, 8 avril 2020).
L’intelligence artificielle, outil de contrôle de la population
L’exemple donné par Singapour pour maîtriser les risques épidémiques est certainement unique et difficilement exportable : délivrance d’un ordre de confinement pour les populations à risque, vérifications du respect des mesures par téléphone portable et géolocalisation, contrôles à domicile aléatoires. Et ce même modèle, basé sur une acceptation culturelle et sociale du contrôle, a également ses limites qui laissent craindre une augmentation des cas et rendre nécessaires l’adoption d’autres mesures (K. Vaswani, Coronavirus: The detectives racing to contain the virus in Singapore, BBC News, 19 mars 2020).
De manière plus générale, l’IA a été assez largement utilisée en appui de ce type de politiques de surveillance de masse. Ainsi, des dispositifs ont pu être utilisés pour mesurer la température et reconnaître les individus en Chine (M. Si, AI used in the battle against the novel coronavirus outbreak, China Daily, 6 février 2020) ou encore équiper les forces de l’ordre avec des casques « intelligents » dans la province du Sichuan, casques en mesure de signaler les individus avec une température corporelle élevée (High-tech helmets tackle temperature tasks, China Daily, 19 mars 2019). Les dispositifs de reconnaissance faciale ont toutefois connu des difficultés avec le port de masques chirurgicaux, ce qui a conduit une entreprise chinoise à tenter de contourner cette difficulté puisque nombre de services en Chine s’appuient désormais sur cette technologie, dont les services étatiques pour des mesures de surveillance. Hanvon allègue ainsi avoir créé un dispositif permettant d’augmenter le taux de reconnaissance des porteurs de masques chirurgicaux à 95% (M. Pollard, Even mask-wearers can be ID’d, China facial recognition firm says, Reuters, 9 mars 2020). La pandémie aura réussi à retrancher cette technologie dans ses limites de manière bien plus efficaces que les discours sur les droits fondamentaux…
En Israël, les autorités ont déployés à la fois des applications de suivi des malades et de suivi des contacts avec les malades (backtracking ou contact tracing). Le ministère de l’intérieur israëlien impose aux malades un confinement de 30 jours, surveillé par géolocalisation de leur téléphone portable. Ces données permettent aussi d’imposer un confinement de 14 jours (ou jusqu’à la réalisation d’un test) aux personnes ayant été en contact avec eux. Les contrevenants s’exposent à une amende. L’application Amagen (« le bouclier ») est basée, elle, sur le volontariat et elle alerte les utilisateurs ayant été à proximité d’un malade. Les données ne sont enregistrées que sur les téléphones des utilisateurs (réseau de pair-à-pair) et son code a été publié (J. Jacob, Avec Stop Covid, la France envisage aussi le tracking, Décideurs Magazine, 9 avril 2020). En Corée du Sud, une alerte transférée aux autorités sanitaires se déclenche quand les personnes ne respectent pas la période d’isolement, en se rendant par exemple dans un lieu fréquenté comme les transports en commun ou un centre commercial (A. Laurent, COVID-19 : des États utilisent la géolocalisation pour savoir qui respecte le confinement, Usebk & Rica, 20 mars 2020). À Taïwan, un téléphone portable est remis aux personnes contaminées et enregistre leur position GPS pour que la police puisse suivre leurs déplacements et s’assurer qu’elles ne s’éloignent pas de leur lieu de confinement (Ibid.). En Italie, une entreprise a également développé une application sur téléphone intelligent (smartphone) permettant de reconstituer l’itinéraire d’un individu atteint du virus et d’avertir les personnes ayant eu un contact avec elle. D’après le concepteur, la vie privée serait garantie, car l’application ne révèlerait pas les numéros de téléphone ou des données personnelles (E. Tebano, Coronavirus, pronta la app italiana per tracciare i contagi: ‘Così possiamo fermare l’epidemia’, Corriere della Sera, 18 mars 2020). Reste à savoir si, dans ces temps justifiant des mesures extrêmement dérogatoires aux droits et libertés fondamentales, les intentions seront traduites d’effets. En Lombardie, les opérateurs téléphoniques ont mis à disposition les données concernant le passage d’un téléphone portable d’une borne téléphonique à une autre avec une certaine forme d’improvisation (M. Pennisi, Coronavirus, come funzionano il controllo delle celle e il tracciamento dei contagi. Il Garante: «Non bisogna improvvisare», Corriere della Sera, 20 mars 2020).
En synthèse de ces examples, il convient de distinguer le suivi des malades (backtracking) du suivi des contacts avec ces malades (contact tracing), l’un et l’autre pouvant être assorties de mesures plus ou moins contraignantes. Ces applications ont suscité des débats sur la protection des données mais certaines (comme TraceTogether à Singapour) se présentent comme vertueuses en créant des identifiants aléatoires dans des architectures décentralisées. En toute hypothèse, ces applications n’utilisent pas toutes de l’IA à proprement parler et s’avèrent de peu d’intérêt si des moyens concrets manquent pour tester systématiquement les éventuels contaminés (Y. Meneceur, L’étrange ambition des applications de contact tracing, Les Temps Electriques, 8 avril 2020).
Aux États-Unis, l’on retrouve cette tension entre protection des intérêts individuels et collectifs. Ainsi, les GAFAM ont vraisemblablement trouvé l’occasion avec cette crise sanitaire d’améliorer leur image en fournissant, avec l’appui de l’IA, les moyens de traiter une masse considérable d’articles scientifiques (cf. supra). Mais ils disposent dans le même temps d’informations encore plus précieuses dont rêve tout décideur public dans cette période de crise sanitaire : une foule de données considérable sur la population américaine. Larry Brilliant, épidémiologiste et directeur exécutif du site Google.org, affirme ainsi pouvoir « changer le visage de la santé publique » et estime que « peu de choses dans la vie sont plus importantes que la question de savoir si les grandes technologies sont trop puissantes, mais une pandémie en fait sans aucun doute partie » (N. Scola, Big Tech faces a ‘Big Brother’ trap on coronavirus, POLITICO, 18 mars 2020).
Or tant après l’affaire Cambridge Analytica que Snowden, ces grandes entreprises technologiques ont surtout démontré pour l’instant une certaine incapacité à compartimenter l’emploi (ou le réemploi) des données dont elles disposent avec des finalités claires. Le gouvernement américain ayant demandé à ces entreprises d’avoir accès à des données agrégées et anonymes, notamment sur les téléphones portables, afin de lutter contre la propagation du virus (T. Romm, E. Dwoskin, C. Timberg, U.S. government, tech industry discussing ways to use smartphone location data to combat coronavirus, The Washington Post, 18 mars 2020), on comprend leur actuelle prudence au vu du risque juridique et du potentiel préjudice d’image (S. Overly, White House seeks Silicon Valley help battling coronavirus, POLITICO, 11 mars 2020). Relevons aussi que les entreprises qui seraient le plus à même de fournir des informations signifiantes, comme Google, Facebook ou Amazon, sont les mêmes qui se sont opposées sur tous les plans au gouvernement fédéral ces dernières années, qu’il s’agisse de vie privée, de concurrence ou de règles en matière de contenu. Une réglementation sur les données aurait vraisemblablement aidé à encadrer le dialogue entre le secteur public et privé, et à déterminer quels types d’urgences doivent faire primer l’intérêt collectif sur la protection des droits individuels (ainsi que les conditions et garanties d’un tel dispositif), mais le Congrès n’a toujours pas avancé depuis les deux dernières années sur une telle loi. L’urgence actuelle conduira peut-être à réaliser des avancées plus significatives, les crises majeures ayant parfois la particularité de nous renvoyer à notre condition et à l’essentiel.
Enfin, des tentatives de désinformation ont proliféré sur les réseaux sociaux et internet. Qu’il s’agisse du virus lui-même, de sa manière de se propager ou des moyens pour lutter contre ses effets, nombre de rumeurs se sont diffusées (“Fake news” et désinformation autour du coronavirus SARS-CoV2, INSERM, 19 février 2020). L’IA est une technologie déjà employée par les plateformes pour lutter contre diverses formes de désinformation et pourrait ici aussi jouer un rôle. L’UNICEF a adopté le 9 mars 2020 une déclaration sur la désinformation concernant le coronavirus dans laquelle elle entend prendre « activement des mesures pour fournir des informations précises sur le virus en travaillant avec l’Organisation mondiale de la santé, les autorités gouvernementales et des partenaires en ligne comme Facebook, Instagram, LinkedIn et TikTok, pour s’assurer que des informations et des conseils précis soient disponibles, ainsi qu’en prenant des mesures pour informer le public lorsque des informations inexactes apparaissent ». L’édiction au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe des mesures restrictives pour éviter d’alimenter des inquiétudes dans la population est également envisagée. Le comité d’experts du Conseil de l’Europe sur l’environnement des médias et la réforme du Conseil de l’Europe (MSI-REF) a toutefois rappelé dans une déclaration du 21 mars 2020 que « la situation de crise ne doit pas servir de prétexte pour restreindre l’accès du public à l’information. Les États ne devraient pas non plus introduire de restrictions à la liberté des médias au-delà des limites autorisées par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ». Le comité rappelle également que les « États membres, avec tous les acteurs des médias, devraient s’efforcer de garantir un environnement favorable à un journalisme de qualité ».
L’intelligence artificielle : un moyen ne devant pas conduire à éluder les difficultés structurelles des établissements de soins ni les droits fondamentaux
Les possibilités offertes par la technologie numérique, dont l’informatique et l’IA, s’avèrent donc être des instruments pertinents pour construire une réponse coordonnée contre cette pandémie. Les multiples usages illustrent également les limites des promesses et des possibilités de ces mêmes technologies, dont nous ne pouvons attendre qu’elles compensent des difficultés structurelles, comme celles que connaissent de nombreux établissements de soins dans le monde. Ceux-ci ont été taillés à la mesure d’une logique de fonctionnement fondé sur l’efficacité et le coût, et non sur leur mission qui devrait rester essentielle : un accès universel aux soins.
Rappelons ainsi que l’article 11 de la Charte sociale européenne (ratifiée par 34 des 47 États membres du Conseil de l’Europe) édicte un droit à la protection de la santé qui engage les signataires « à prendre, soit directement, soit en coopération avec les organisations publiques et privées, des mesures appropriées tendant notamment : 1°) à éliminer, dans la mesure du possible, les causes d’une santé déficiente ; 2°) à prévoir des services de consultation et d’éducation pour ce qui concerne l’amélioration de la santé et le développement du sens de la responsabilité individuelle en matière de santé ; 3°) à prévenir, dans la mesure du possible, les maladies épidémiques, endémiques et autres, ainsi que les accidents. »
Les mesures d’urgence prises, essentiellement restrictives de libertés ou de soutien aux entreprises, devraient donc pouvoir être suivies en sortie de crise par de nouvelles politiques publiques cessant de placer le numérique et l’IA comme l’instrument universel de réductions de coût et d’amélioration de l’efficacité. Restons également attentifs à ce que les mesures provisoires de suivi en masse de la population par les technologies ne deviennent pas banalisées et ne constituent pas notre nouveau quotidien (Yuval Noah Harari, Yuval Noah Harari: the world after coronavirus, The Financial Times, 20 mars 2020). Les standards en matière de protection des données, comme la Convention 108+ du Conseil de l’Europe, doivent pouvoir continuer à s’appliquer pleinement en toutes circonstances : qu’il s’agisse de l’utilisation de données biométriques, de la géolocalisation, de la reconnaissance faciale et de l’exploitation de données de santé, le déploiement d’applications en urgence doit pouvoir s’effectuer en concertation avec les autorités de protection des données et dans le respect de la dignité et de la vie privée des utilisateurs. Il devrait être considéré les possibles biais dans les divers types d’opérations de surveillance basés sur des données, qui sont susceptibles de créer d’importantes discriminations (A.F. Cahn, John Veiszlemlein, COVID-19 tracking data and surveillance risks are more dangerous than their rewards, NBC News, 19 mars 2020). Pensons également à la proposition de « dépistage pair-à-pair » émise par Joshua Bengio et Vargha Moayed consistant à une évaluation de la probabilité d’infection par une application mobile. Celle-ci reposerait notamment sur « une pression sociale pour télécharger l’application afin de pouvoir se déplacer librement à l’extérieur dans des endroits où se trouvent d’autres personnes ». Les auteurs ajoutent « Les gouvernements pourraient rendre obligatoire l’utilisation de l’application pour accéder à certains lieux accueillant un grand nombre de personnes, tels que les épiceries, les écoles et les universités » (V. Moayed, Y. Bengio, Dépistage pair à pair de la COVID-19 basé sur l’IA, Blog de Yoshua Bengio, 25 mars 2020). Outre la question de la fiabilité d’une telle évaluation et des discriminations inévitablement produites, se pose la question plus fondamentale du « solutionnisme » de la proposition. Il peut sembler surprenant de proposer une solution technologique, à laquelle tout le monde n’aura d’ailleurs pas accès, pour régler ce qui est avant tout un problème de moyens. Ne vaudrait-il mieux pas en effet diriger l’argent que coûterait une telle solution pour permettre aux systèmes de santé de répondre à leur mission première : permettre à chacun d’accéder à des soins de qualité.
Ces mêmes technologies peuvent s’avérer en revanche de précieux alliés de politiques systémiques et globales, replaçant la mission des services publics au cœur d’un projet de société sans frontières, réellement centré sur le progrès humain, dont les piliers incontestables sont les droits de l’homme, la démocratie et l’État de droit.
Animateur des Temps Electriques et auteur du l’ouvrage « L’intelligence artificielle en procès »
Les opinions exprimées n’engagent que son auteur et ne reflètent aucune position officielle du Conseil de l’Europe