La définition de la signification et de la portée de l’open data des décisions de justice semble encore devoir être clarifiée, même si deux régimes distincts se dégagent de la loi de programmation et de réforme de la justice sur la base d’un critère de fréquence. Ajouter la finalité de la demande pour affiner cette clé de distinction permettrait d’écarter l’instrumentalisation de la publicité aux fins de constituer des fonds jurisprudentiels, action qui relève… de la notion de publication des décisions.
Dans le prolongement de la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice[1]qui limite dans certaines hypothèses la mise à disposition électronique des décisions de justice avec le nom des magistrats, une étude de l’IFOP de juin 2019 révèlerait que 87 % des avocats seraient opposés à l’anonymisation des décisions de justice, notamment chez les 60 ans et plus (94%), ceux qui exercent en individuel (92%), les indépendants (92%) et les avocats travaillant dans le droit pénal (94%)[2]. Vu de l’étranger[3], même incompréhension de ces nouvelles dispositions, où les peines de 5 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende[4]encourues par toute personne opérant au « profilage » de juges[5], sont perçues comme « unique au monde » et à contrecourant d’un large mouvement de transparence de la vie publique, traduites par les politiques d’open data[6]. En France, une lettre co-signée par des associations de chercheurs a été adressée au Conseil Constitutionnel pour s’émouvoir des craintes d’entraves pour « les recherches sur le fonctionnement, les activités et les décisions des juridictions administrative et judiciaire[7]. » La décision même du Conseil constitutionnel n°2019-778 DC du 21 mars 2019[8], faisant suite à quatre saisines parlementaires pour effectuer un contrôle a priori de constitutionnalité de cette loi a pu être interprétée quelque peu hâtivement par certains commentateurs[9]comme un blanc-seing délivré aux legaltech pour aller puiser directement dans le gisement des données judiciaires des juridictions en revendiquant par exemple « la consécration par le Conseil constitutionnel du principe de la publicité de la justice ».
Un principe de publicité des décisions de justice consacré depuis longtemps, un principe de publication à qualifier
Or, commençons simplement par rappeler que la loi de programmation et de réforme de la justice n’a pas remis en cause les accès existants aux noms des professionnels dans les décisions de justice et ne fait qu’ajouter un nouveau mode de délivrance. De même, il n’y a rien de réellement nouveau en ce qui concerne le principe de publicité, celui étant consacré depuis bien longtemps dans notre droit positif, pour le trouver notamment dans l’article 6 § 1 de la Convention EDH et l’article 11-3 de la loi n° 72-626 du 5 juillet 1972 instituant un juge de l’exécution et relative à la réforme de la procédure civile. L’obligation posée par ce principe est satisfaite par l’accès « physique » de tout citoyen à la salle d’audience lors des débats et du prononcé de la décision, sauf exception justifiée compte tenu de la matière ou de circonstances particulières au procès. Relevons que l’obligation de prononcé public de la décision est aussi satisfaite par l’inscription du jugement au greffe du tribunal et sa parution dans les recueils officiels[10]. Ce principe de publicité vient répondre à des préoccupations tout à fait fondamentales, caractérisant ce que devrait être tout procès équitable dans un État de droit : la justice étant rendue au nom du peuple, il doit être permis à tout citoyen de constater par lui-même du respect des formalités substantielles caractérisant un tribunal (juridiction valablement constituée, règles procédurales respectées). L’accès d’un tiers à la décision est à concevoir dans ce cadre précis de manière ponctuelle et unitaire, comme un droit de regard sur toute procédure, le laissant notamment libre d’une intervention s’il y estime y avoir un intérêt. L’extension du mode de délivrance des décisions de justice à un format électronique ne peut donc que faciliter cette publicité.
Mais attention de ne pas l’assimiler à l’open data, qui est à entendre comme une forme élargie de publication des décisions de justice, cette dernière étant caractérisée par une possibilité d’accès systématique à tout ou partie du patrimoine jurisprudentiel, pour une finalité bien spécifique : la mise en relief du fond juridique de son contenu. Le terme d’open data des décisions de justice devrait être donc être strictement réservé pour qualifier précisément une nouvelle forme d’accès à titre non onéreux à une base de données consolidée d’un très grand ensemble des décisions de justice, accès concédé par une licence décrivant les conditions exactes de réutilisation des données. Forme élargie de publication qui devrait d’ailleurs être, par défaut et compte des enjeux spécifiques des décisions judiciaires par rapport à des documents administratifs, totalement pseudonymisée tout en autorisant, en fonction d’accords au gré à gré avec la recherche universitaire ou des opérateurs privés, l’accès à des flux intègres pour des finalités clairement déterminées.
Une distinction malheureusement encore en filigrane, favorisant la « stratégie du pirate »
Le Conseil constitutionnel, dans les paragraphes 96 et suivants de sa décision du 21 mars 2019, n’est pas allé aussi loin dans la clarification des finalités et s’est attaché à prévenir le transfert de la charge de la pseudonymisation sur l’ensemble des tribunaux en invoquant le principe de bonne administration de la justice. Il reconnaît ainsi la conformité des dispositions qui restreignent toute collecte systématique dans les juridictions sous le couvert de la publicité des décisions, en n’invalidant pas les restrictions posées par le législateur en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique[11]. »
La circulaire du 19 décembre 2018[12]et la note du ministère de la justice du 4 juin 2019 relative au traitement des demandes de copies de décisions judiciaires émanant de tiers à l’instance ne clarifient pas plus les concepts même si elles opèrent une distinction entre demande isolée et demandes de masse et conduisent, de fait, à définir deux régimes distincts sur un critère quantitatif. La décision de la cour d’appel Douai du 21 janvier 2019[13]ne procède pas à une analyse différente puisqu’elle a répondu favorablement à la demande d’unelegaltechen présence d’une « demande isolée ». Quant à la décision de la cour d’appel de Paris du 18 décembre 2018[14], qui s’était positionnée en faveur d’une mise à disposition de l’intégralité du répertoire des affaires civiles du tribunal de grande instance de Paris au format numérique, celle-ci a été rétractée par un nouvel arrêt de la même juridiction le 25 juin 2019 aux motifs que la demande formulée devait être analysée comme « une demande d’accès à des décisions de justice a titre gratuit sous forme électronique gouvernée par l’article L. 111-13 du COJ, correspondant à la mise en œuvre de l’open data[15] » et non une simple demande de tiers sollicitant l’accès à des décisions de justice.
Pour un égal accès de tous les opérateurs au patrimoine jurisprudentiel
Il semble impératif de pouvoir maintenant assurer un accès égal à tous les opérateurs dans un contexte où certains semblent parfois tout mélanger pour arriver à leurs fins, au mépris d’évidences, des textes eux-mêmes ou de ce que l’on pensait être de solides acquis. Delphine Iweins et Déborah Loye caractérisent dans « les Echos » ce comportement comme une « stratégie du pirate » qui « consiste à s’établir puis à miser sur le lobbying pour ajuster la réglementation », en s’interrogeant si c’est aujourd’hui une voie nécessaire à l’innovation plutôt que de « travailler main dans la main avec les acteurs établis, au risque de mourir d’épuisement à cause de leur inertie[16]. » Rien de nouveau quand l’on pense à certains prestataires de services qui ont employé les mêmes techniques dans d’autres secteurs (véhicules avec chauffeurs, livraison de repas, trottinettes électriques par exemple) pour conquérir des marchés en instrumentalisant un discours d’intérêt général. Mais, là encore, il convient de faire la part des choses et de ne pas ignorer que ce souffle de « disruption » est avant tout motivé par la défense d’intérêts particuliers imposant de convaincre d’une viabilité sans cesse renouvelée pour lever des fonds tous les 18 mois.
Cette stratégie de vitesse a un prix et se confronte inévitablement aux conséquences de ses propres pratiques. Une legaltech française vient ainsi de faire l’objet d’une plainte qui a été déposée le 14 juin 2019 par le Conseil national des barreaux (CNB) et le barreau de Paris auprès du procureur de la République de Paris. Les plaignants allèguent 6 infractions : usurpation du titre d’avocat, escroquerie, vol simple et accès et maintien frauduleux dans un système informatique, usurpation d’identité, recel et traitement automatisé d’informations nominatives sans déclaration préalable à la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL)[17].
Magistrat et maître de conférences associé à l’université de Strasbourg
Auteur des ouvrages « L’intelligence artificielle en procès » (Bruylant) et « IA générative et professionnels du droit » (LexisNexis)
Les opinions exprimées n’engagent que son auteur.
[1]Art.33 de la loi n° 2019-222 du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice : https://www.legifrance.gouv.fr/eli/loi/2019/3/23/JUST1806695L/jo/texte
[2]T. Coustet, 87% des avocats opposés à l’anonymisation des décisions de justice, Dalloz Actualités, 13 juin 2019 (étude IFOP pour la legaltech Doctrine) : https://www.dalloz-actualite.fr/flash/87-des-avocats-opposes-l-anonymisation-des-decisions-de-justice?utm_source=dlvr.it&utm_medium=twitter#.XQJq4_ZuJaR
[3]France Bans Judge Analytics, 5 Years In Prison For Rule Breakers, Artificial Lawyer, 4 juin 2019 : https://www.artificiallawyer.com/2019/06/04/france-bans-judge-analytics-5-years-in-prison-for-rule-breakers/ou encore M. Langford, M. Rask Madsen, France Criminalises Research on Judges, Verfassungsblogon matters constitutional, 22 juin 2019 : https://verfassungsblog.de/france-criminalises-research-on-judges/
[4]Alignant cette infraction sur le régime des peines prévues par les articles 226-18, 226-24 et 226-31 du code pénal, spécifiques à la collecte des données à caractère personnel par un moyen frauduleux, déloyal ou illicite
[5]Le texte de l’article « Les données d’identité des magistrats et des membres du greffe ne peuvent faire l’objet d’une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées »
[6]Voir notamment les travaux de l’organisation multilatérale Open Government Partnershipà laquelle adhère la France : https://www.opengovpartnership.org/
[7]Des risques de la Loi de programmation 2018-2022 : lettre au Conseil constitutionnel, co-signée par l’association française de sociologie (AFS), l’association des historiens contemporéanistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR), l’association française de science politique (AFSP), Annette Wieviorka, Directrice de recherche émérite (CNRS) et Thomas Perroud, professeur de droit public à l’Université Panthéon-Assas — CERSA : https://afs-socio.fr/des-risques-de-la-loi-de-programmation-2018-2022-lettre-au-conseil-constitutionnel/
[8]Décision du Conseil constitutionnel n°2019-778 DC du 21 mars 2019 : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2019/2019778DC.htm
[9]Voir B. Cassar, Reconnaissance constitutionnelle de la transformation numérique du monde juridique : de l’open data aux LegalTech, Actualité du droit, Wolters Kluer, 27 mars 2019 ou Doctrine salue la consécration par le Conseil constitutionnel du principe de publicité de la justice, 22 mars 2019, site internet Doctrine.fr
[10]CEDH, 22 fév. 1984, n°8209/78, Sutter c. Suisseet art.451, 1016, 1440 CPC
[11]Art. L111-14 COJ
[12]Circ., 19 déc. 2018, NOR : JUSB1833465N, relative à la communication de décisions judiciaires civiles et pénales aux tiers à l’instance
[13]CA Douai, 21 janv. 2019, n°18/06657
[14]CA Paris, pôle 2, chambre 1, 18 déc. 2018, n°17/22211
[15]CA Paris, pôle 2, chambre 1, 25 juin 2019, n°19/04407
[16]D. Iweins, D. Loye, La guerre s’intensifie entre Doctrine et les avocats, Les Échos entrepreneurs, 27 juin 2019.
[17]Des avocats reprochent à l’une de ces legaltech un fichage compilant toutes les décisions de justice dans lequel leurs noms apparaît, avec le nom de leurs clients, même ceux dont la procédure est toujours en cours. Ce qui explique également la résolution du CNB du 15 juin 2019 visant à bénéficier des mêmes garanties que les magistrats et les fonctionnaires de greffe.