Affirmer que les technologies numériques ont un impact majeur et transversal sur la société et l’activité humaine relève aujourd’hui d’une simple et totale évidence. Ce qui est parfois qualifié de 4ème révolution industrielle opère une transformation profonde non seulement de nos modes de communication et d’accès à l’information sur un plan instrumental mais, également, une profonde transformation sociétale, comparable à celle de l’émergence de l’imprimerie ou de l’industrie, qui est déjà examinée dans le moindre de ses détails par les sciences humaines et sociales. Si le champ de la justice n’échappe pas à ce même constat, les discours publics oscillants entre un techno-optimisme (trop souvent) débridé et une techno-critique (parfois trop) conservatrice ne sont pas toujours étudiés en profondeur.
Pour le profane, il paraît donc bien délicat de se situer et d’appréhender ce qui est réellement en jeu avec la généralisation d’outils numériques dans les tribunaux. Spécifiquement pour la France, une profonde critique émerge encore avec des outils souvent décrits comme obsolètes ou inefficaces dans les tribunaux judiciaires, malgré les efforts financiers considérables consentis entre 2018 et 2022 à l’administration de la justice française au travers d’un plan de transformation numérique de 530 millions d’euros.
Les données disponibles ne contribuent pas pleinement à objectiver la situation, pour bien trop se délimiter à la question des typologies d’outils déployés et des taux d’équipement dans les tribunaux. Ainsi, les benchmarks européens (Commission européenne pour l’efficacité de la justice, relevant du Conseil de l’Europe et Tableau de bord de la Commission européenne, relevant de l’Union européenne) quantifient assez objectivement la situation et nous démontrent bien que la France se situe encore dans la moyenne basse des États européens[1]. Mais l’on ne sait si ces chiffres viennent confirmer le sentiment de retard permanent relayé par les utilisateurs ou s’il faut continuer d’attendre des effets à plus long terme de ces politiques publiques. La Cour des comptes, dans son point d’étape du plan de transformation numérique du ministère de la justice de 2021[2], semble trancher la question en affirmant que l’actuel plan de transformation numérique souffre encore « d’une insuffisance du renforcement de la fonction informatique du ministère, de choix contestables dans les priorités des projets et d’un manque de suivi budgétaire ».
Pour qui se penche sur l’histoire de l’informatique judiciaire, l’on voit bien que la transformation numérique de la justice en France, après les débuts florissants de l’initiative locale dans les années 1980, paraît souffrir de manière récurrente des mêmes maux depuis les trois dernières décennies. Si l’engagement des professionnels de terrain n’est pas contestable, il y a bien une difficulté récurrente à produire des effets concrets et structurels. Une première hypothèse pourrait consister à porter un regard critique sur l’organisation de la chaîne de production de solutions informatiques, sur l’équipement et les réseaux ainsi que sur la manière dont les idées venant du terrain sont capitalisées. Mais il pourrait aussi être avancé une autre hypothèse pour tenter d’expliquer cette situation, en empruntant un chemin bien plus stratégique et politique : peut-être est-ce parce qu’en réalité les contradictions parcourant la nécessaire adaptation de la justice aux enjeux contemporains n’ont pas été assez clairement tranchées. Ainsi, la justice doit-elle se rapprocher directement des citoyens ou des professions du droit pour être des intermédiaires de proximité ? La déjudiciarisation, dans une société exigeant de plus en plus de sa justice pour rééquilibrer les rapports dans la société, doit-elle être accélérée en favorisant la résolution de litiges hors des tribunaux ? Le parcours d’un justiciable doit-il continuer à être appréhendé contentieux par contentieux ou être accompagné de manière plus transversale, en mettant en dynamique tous les services concourant à apporter une réponse à ses difficultés ? C’est alors seulement que le numérique, en soutien à des choix clairs, pourrait probablement commencer à déployer ses effets.
Dans le cadre des enseignements du Master Cyberjustice de la Faculté de droit de Strasbourg, j’ai donc invité une dizaine d’acteurs de la transformation numérique des tribunaux à partager leur expérience auprès des étudiants entre septembre 2022 et février 2023. Nous chercherons ainsi, sous un angle original ne se délimitant pas à la seule question instrumentale de la qualité des outils, à juxtaposer les points de vue pour contribuer à documenter non seulement l’histoire de cette informatique judiciaire mais également à identifier les lignes de forces actuelles de la transformation numérique de la justice et la manière dont elle pourrait accompagner une autre vision de la justice à l’horizon 2030-2040.
[1] Voir annexe 1
[2] Cour des comptes, Améliorer le fonctionnement de la justice – Point d’étape du plan de transformation numérique du ministère de la justice, janvier 2022 – accessible sur : https://www.ccomptes.fr/sites/default/files/2022-01/20220126-plan-transformation-numerique-justice%C2%A0.pdf, consulté le 13 novembre 2022
Magistrat et maître de conférences associé à l’université de Strasbourg
Auteur des ouvrages « L’intelligence artificielle en procès » (Bruylant) et « IA générative et professionnels du droit » (LexisNexis)
Les opinions exprimées n’engagent que son auteur.
Annexe 1
Emploi des technologies de l’information et de la communication dans les systèmes judiciaires, évaluation de la France (données 2020)
Emploi des technologies numériques par les tribunaux et les services de poursuite (données 2021)