Le bruit des bots

Quand ce titre m’est venu en tête, sidéré par l’intrusion informatique massive des équipes du DOGE de Musk, je pensais avoir trouvé une belle formule apte à attirer des clics sur un article LinkedIn.

Par acquis de conscience, je me lançais dans une rapide recherche d’antériorité et… je n’ai pas tardé à constater la totale absence d’inventivité de cette formule, l’expression étant déjà bien connue et répandue dans les forums de jeux vidéos. Elle y désigne l’activité des automatismes de modération de contenu, accrue depuis la fin des années 2010, limitant ce qui est perçu par certains comme leur liberté d’expression, et par d’autres comme des incitations à la haine. Mais cette tournure n’était pas si inintéressante et militait même pour conserver le titre : car c’est bien la notion de liberté d’expression qui est aujourd’hui instrumentalisée par les MAGA afin de permettre une banalisation toujours plus accrue des discours d’extrême droite et d’installer des dirigeants en Europe compatibles avec leur agenda.

Aux États-Unis, en effet, seul le ciel apparaît être la limite à la nouvelle administration (et encore…). Tandis que les équipes de Musk s’installent dans tout le système d’information fédéral au prétexte de chasser les dépenses inutiles, les alertes remontent de partout : interdiction aux chercheurs d’employer des termes comme « climat » sous peine d’arrêt de financement, destruction de tout outil de mesure du changement climatique, limogeage de la directrice des archives nationales, arrêt du financement d’US Aid. L’aube de cette nouvelle époque nous a également offert un vice-président JD Vance, en déplacement à Munich, donnant des leçons de démocratie à une Europe tellement KO qu’elle se trouve réduite à réagir.

Mes lectures depuis 2016 sur le numérique m’ont permis d’admettre une réalité : l’ensemble des ces technologies sont sorties depuis bien longtemps des salons de mon enfance pour devenir les nouveaux vecteurs d’une manipulation de masse. Mais tout cela me paraissait, dans mes premiers écrits, encore assez théorique ou, plus exactement, limité. Les passages de mon premier ouvrage, « L’IA en procès » (Bruylant, 2020) sur « l’État des algorithmes » demeuraient dans mon fort intérieur une intuition prospective, croyant à la solidité de notre ordre mondial.

Mais les informations très concrètes nous venant des États-Unis devraient nous conduire à agir immédiatement, reprendre sans délai la main et défendre avec férocité les droits humains, la démocratie et l’État de droit,

Mais les informations très concrètes nous venant des États-Unis devraient nous conduire à agir immédiatement, reprendre sans délai la main et défendre avec férocité les droits humains, la démocratie et l’État de droit, tout en préparant l’Europe à la fin d’une relative prospérité pour absorber le choc de la guerre économique qui se déclenche. Et cela devrait commencer par la reconfiguration en profondeur de notre dépendance aux outils numériques afin que ces canaux, si profondément ancrés dans notre quotidien et créant des dépendances plus ou moins critiques, ne soient pas employés pour désinformer, manipuler, interférer, attaquer et paralyser.

Je défendais dans « L’IA en procès » une idée (assez vague je l’admets) de minimisation des algorithmes, en miroir du principe minimisation des données déjà connu dans des textes comme le RGPD, pour éviter de composer un système global et massif de contrôle des populations. Les événements récents colorent cette proposition d’une nouvelle teinte vive, la rendant plus que jamais pertinente : pourquoi accélérer notre dépendance à des outils probablement mieux maîtrisés par ce qui devient de clairs opposants ? Faut-il vraiment se précipiter à installer de l’IA dans nos processus régaliens ? Dans nos installations critiques ?

Les angles morts que nous laisserons seront autant de digues évitant à un pouvoir, aux colorations identiques à celle des États-Unis, d’avoir prise sur tous les processus de décision.

Mon propos n’a rien de rétrograde, mais se soucie avant tout de notre souveraineté : la meilleure manière de se préparer à ce nouvel avenir incertain n’est pas de livrer nos nations, et l’Europe, avec des dépendances encore plus profondes au numérique et à l’IA. Les angles morts que nous laisserons seront autant de digues évitant à un pouvoir, aux colorations identiques à celle des États-Unis, d’avoir prise sur tous les processus de décision. Durant l’occupation, Vichy a été aussi gênée par l’inertie des fonctionnaires exécutant leurs tâches avec un zèle appliqué et excessif. Remplaçons les par des bots, et la mécanique totalitaire sera parfaite. Les nouveaux fascistes le savent.

L’euphorie des Jeux Olympiques à Paris, que l’on savait éphémère, ressemblait finalement à une fête de fin d’études, où chacun pressentait (sans l’admettre) qu’une époque était en train de s’achèver. Et que celle s’ouvrant va exiger un courage plus qu’extraordinaire à ceux qui souhaiteront résister.